Emploi
Patrons-voyous dans la Silicon Valley provençale
Mercredi 18 décembre 2013, sous un ciel bleu, se dessine la montagne Sainte-Victoire, qui plie plutôt la tête ce matin. Les six cent salariés bloquent les ronds-points de la ville depuis cinq heures du matin, non pas avec l’espoir au cœur mais comme un baroud d’honneur après des mois de luttes contre la liquidation de leur société LFoundry.
La veille, deux syndiquées de Sud avaient encaissé ce qu’elles craignaient : la liquidation judiciaire de leur entreprise. Les larmes aux yeux, elles étaient prises entre le soulagement, après une longue attente angoissante et l’incertitude de l’avenir, le chômage qui démarrait. La fin, aussi, d’une camaraderie dans les ateliers et parmi les équipes de nuit. Au petit matin elles ont à peine dormi, « une heure », confie Marie-Pierre, qui travaille dans cette boîte depuis 13 ans, la plupart du temps de nuit, en poste de 12 heures de rang en nocturne pendant trois jours, suivis de deux jours de repos. Tout ça pour s’adapter à la machine. Pendant ce temps-là, les hommes et les femmes, eux, se plient pour résister aux contraintes de l’usine. « Une usine chimique, c’est ça en quelque sorte , les semi-conducteurs », explique Alain Botel, technicien process qui est là depuis la création de l’usine. « On manipule des produits chimiques capables de dissoudre des os », rappelle Carmela, chimiste en poste la journée. Tous ces risques pour la santé permettent de produire des puces, un monde de nanoparticules destinées à vos portables, tablettes, tout votre attirail « écologique » et moderne.
« On utilise de l’arsenic, du bore, du phosphore pour graver des plaques de silicium. » Des réticules en fabrication, 37 niveaux de marquage, des masques, de la programmation, de l’aluminium, voilà l’univers pour lequel se battent ces ouvriers. Certes, désormais ils viennent en voiture, ont un crédit, des payes supérieures à ceux des bagnes industriels des « pays émergents ». Certes, ils peuvent aussi croire un instant que c’est moins sale que le charbon qu’on travaillait à Gardanne.
Cette affaire qui meurt aujourd’hui s’appelait encore ES2 en 1987, lorsqu’elle fut reprise par le groupe américain Atmel. Mais, en 2010, le groupe allemand LFoundry fit main basse sur ce fleuron technologique pour la modique somme d’un euro symbolique. Tous les ouvriers avec qui l’on peut discuter autour des palettes incendiées en sont persuadés : LFoundry a agi comme un prédateur de technologie. Il a acheté ce site pour le vider de son poids remplaçable : la main-d’œuvre. Et cela en deux temps : d’abord pillage du cash flow, c’est-à-dire, pour les non anglophones, qu’il a pris la caisse, puis transfert de la technologie vers l’Italie. Carmela confirme : « J’ai arrêté un Allemand qui piratait nos données dans l’usine. » Pour ne pas sombrer, elle s’est raccrochée aux branches de son sapin de Noël enguirlandé. A la joie de ses gosses surtout. « De toute façon cela, ils ne l’auront pas. » Seulement, il y a eu vol : une fois de plus, le savoir accumulé depuis trente ans sur ce site a pu être arraché par le seul pouvoir de l’actionnariat. Ce qui a été construit par un collectif a été volé par un groupe. Car ce sont bien les chimistes, le service Recherche et développement, qui ont depuis des années élaboré et trouvé des solutions techniques. Ce sont bien des opérateurs de base qui ont expérimenté des techniques. Tous ces gestes leur sont volés aujourd’hui.
Le lundi 23 décembre, le Père Noël a fait venir chez Montebourg les gars de la CFDT, qui sont majoritaires dans la boîte, pour les faire tenir un peu. Comme d’habitude, les autorités sont là pour éteindre le feu. Après qu’on a déboursé 400 millions d’euros pour créer de l’emploi, qui lui-même produit de la taxe professionnelle, on se demande qui paye pour qui ?
Ne tergiversons pas trop : aujourd’hui le citoyen paye pour faire employer l’ouvrier. Pendant ce temps, des cravatés, tels Sergio Galbiati, Gilbert Hughes, Richard Mortorelli, les boss du groupe, passent d’Hitachi à Texas instrument, d’Atmel à LFoundry, en pratiquant du lean management, du cost reduction, du « footing of my gueule ».
Un art pratiqué avec brio par le député de l’Amazon-et-Loire, Arnaud Montebourg et son supposé sursis, ainsi que par le maire PS de Rousset, Jean-Louis Canal, et sa « grève de la faim » annoncée. Le 30 décembre, les salariés se sont rendus à l’ambassade allemande, où le consul n’a pas daigné les recevoir, et ils ont ressenti ce que chaque Grec vit depuis des années : le mépris d’un capitalisme mondialisé avec un soupçon de pangermanisme.
Si les salariés sont lourdés, ils pourront toujours s’employer dans le nouveau Parc Spirou de Monteux (Vaucluse), qui va être financé lui aussi avec de l’argent public. Cela tombe bien, car son promoteur a déclaré sans vergogne : « Nous n’avons pas d’argent, mais je suis confiant. » Mutualisation des « pertes » et privatisation des profits, tant que la recette permet à certains de se gaver sur le dos de la collectivité…
Cet article a été publié dans
CQFD n°118 (janvier 2014)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°118 (janvier 2014)
Par
Illustré par Charmag
Mis en ligne le 20.02.2014
Dans CQFD n°118 (janvier 2014)
Derniers articles de Christophe Goby