Les vieux dossiers de Matéo
George Jackson ou le refus d’être une victime
« Les hommes noirs nés aux États-Unis et assez chanceux pour être encore en vie à l’âge de dix-huit ans sont conditionnés à voir l’emprisonnement comme inéluctable. » George Jackson parlait en connaissance de cause : arrêté à 18 ans, en 1961, pour un larcin d’un montant de 70 dollars, il fut condamné à un an de prison « renouvelable », selon une curiosité juridique américaine, et ne devait plus jamais en sortir. Avec son camarade de détention, James Caar, il forme le Wolf Pack à San Quentin et se révèle un chef de gang redoutable, organisant trafic d’alcool de contrebande, jeux et prostitution masculine au sein de la population noire de la prison.
Comme Malcolm X, Jackson fait son apprentissage intellectuel en prison, mais plutôt que de se tourner vers la religion, il dévore les théoriciens du nationalisme noir, Marcus Garvey en tête. Il lit aussi des récits de pirates, Shakespeare ou Les Mille et une nuits. L’époque distille une autre forme de littérature en écho avec les luttes de libération du prolétariat mondial et des peuples colonisés : Marx, Lénine, Mao, Che Guevara. Jackson passe alors « du nationalisme à caractère racial et défensif à un effort concerté pour porter des coups mortels à la structure même de l’institution pénitentiaire.1 » Dans un univers carcéral où les conflits raciaux montent en puissance, le gang devient la Black Guerilla Family (BGF) en 1966. Jackson ne se laisse pas duper par les barrières raciales dont cherche à profiter l’administration pénitentiaire : « Quand les races se mettent à se battre qu’est-ce qu’on a ? Des fous furieux, un groupe contre un autre groupe, c’est tout. Et ça, c’est justement ce que veulent les porcs.2 »
Dès lors, il importe la lutte armée au sein de la prison. En janvier 1970, George Jackson est accusé avec deux autres militants d’avoir poussé du haut d’un escalier un maton responsable – et impuni – de l’assassinat de trois jeunes Noirs. Leur cause est rendue mondialement célèbre sous le nom des « Frères de Soledad ». Le 7 août, son jeune frère, Jonathan, mène à l’extérieur de la prison de San Quentin une prise d’otages sanglante pour leur libération, dont il ne sortira pas vivant. Angela Davis sera poursuivie un temps pour avoir fourni l’arme incriminée. Le 21 août 1971, George Jackson est abattu par les gardiens au cours d’une tentative de prise d’otages qui aura occasionné la mort de trois matons et de deux autres prisonniers3. Jackson aura passé 11 ans en prison dont 7 en isolement pour 70 dollars. En protestation, en septembre, les détenus de la prison d’Attica de New York menés par Sam Melville, détenu blanc marxiste, se mutinent au cri de « Nous sommes des êtres humains ! ». Bilan : 10 gardiens et 25 prisonniers tués, dont Melville.
Jackson avait l’illusion, bercée par la phraséologie marxiste-léniniste de rigueur, de constituer une « avant-garde militaire de révolutionnaires professionnels qui guiderait les masses vers la révolution », mais il eut surtout l’audace fatale de tenter la lutte dans le milieu le plus hostile. James Carr, à sa sortie de prison, comprit que le rapport de force avec l’État était tout sauf favorable à la lutte armée et se détourna de la posture révolutionnaire des chefs du Black Panther Party (BPP) qui faisait fureur dans le milieu radical chic. De sérieuses dissensions vont d’ailleurs se manifester entre la BGF et la garde prétorienne de Huey Newton, le leader du BPP. James Carr sera assassiné fin 1971 par trois tireurs affiliés au BPP pour des motifs restés mystérieux. Huey Newton, lui, sera tué par un jeune membre des BGF sur fond d’histoire de crack et de racket… en 1989 !
Il faut aussi comprendre la déliquescence du mouvement révolutionnaire noir comme une des conséquences de la stratégie contre-insurrectionnelle de l’État américain. À travers le plan Cointelpro, le FBI a voulu détruire l’activisme noir par tous les moyens nécessaires : la prison, l’assassinat, la drogue, l’infiltration, la division, la calomnie, la rumeur. Dès 1968, la consigne d’Hoover était d’« empêcher la coalition de groupes nationalistes noirs. Empêcher la naissance d’un messie qui pourrait unifier et électriser le mouvement. Il faut faire comprendre aux jeunes Noirs modérés que s’ils succombent à l’enseignement révolutionnaire, ils seront des révolutionnaires morts. » Un prix payé par le jeune Bobby Hutton en 1968 et le charismatique Fred Hampton en 1969. L’année précédant la mort de Jackson, les attaques de la police avaient causé la mort de 38 militants du BPP.
George Jackson, accédant au statut de héros du peuple, a été célébré comme il se doit par de nombreux musiciens comme Steel Pulse, Bob Dylan, Archie Shepp, les rappeurs Dead Prez, Blue Scholars, Tupac Shakur ou encore le groupe de rock breton Storlok qui lui dédiera une gwerz énervée : « Georges Jackson est mort/Toi, qui regardes la TV/ Sais-tu qu’il y a du sang sur tes mains ? »
À lire : George Jackson, Les Frères de Soledad. Préface de Jean Genet, Gallimard, 1971, réédition Syllepse, 2014.
1 Lire la percutante autobiographie de James Carr, Crève (1975), Champ libre, 1994.
2 George Jackson, Devant mes yeux la mort…, Gallimard, 1972.
3 George Jackson avait sorti un pistolet 9 mm de sa coupe afro devant les gardes en déclarant : « Gentlemen, the dragon has come ! » (« Messieurs, le dragon est arrivé ! »), en référence au « dragon vietnamien » évoqué par Ho Chi Minh.
Cet article a été publié dans
CQFD n°118 (janvier 2014)
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Paru dans CQFD n°118 (janvier 2014)
Dans la rubrique Les vieux dossiers
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Mis en ligne le 05.03.2014
Dans CQFD n°118 (janvier 2014)
Derniers articles de Mathieu Léonard
5 mars 2014, 10:02, par Gol
Avec sa petite phrase à la con au moment de dégainer son revolver (comme dans les western spaghetti ou les films de la blacxploitation, toute cette sous-culture parodique), George Jackson est pop. Il trafique, il maquereaute, il tue et surtout : c’est un chef de gang, un chef de bande. Un chef, quoi. C’est pas très excitant, normalement, un chef, quand on a passé l’adolescence et qu’on tient en veilleuse son cerveau reptilien. Jean Genet, on sait pourquoi les chefs le fascinaient, il a bien décrit ça dans son Journal du Voleur. Mais moi, c’est simple, dès que je vois le nom d’Angela Davis quelque part, je sais que ça va partir en sucette, en overdose et en partouze, demandez à Huey Newton (paix à son âme). Elle a trop glandouillé sur les campus, trop travaillé son look et surtout trop tenu la chandelle à Marcuse, ce cochon de la CIA qui a perverti par avance tous les mouvements contestataires des années 70.
5 mars 2014, 11:07, par ML
Les éditeurs desFrères de Soledad(éditions Syllepse) ont eu l’amabilité de nous signaler quelques erreurs factuelles et imprécisions dans l’article :
"- Les frères de soledad sont bien accusés du meutre d’un maton, jeté par dessus la rambarde du troisième étage, mais ce n’était pas le même maton qui avait tué les trois Noirs dans la nouvelle cour de promenade en janvier 70.
– La prise d’otage de Jonathan Jackson n’a pas lieu à l’extérieur de San Quentin mais au tribunal du comté de Marin, à San Raphael.
– C’est peut-être exagéré de dire que Melville était le meneur de la révolte d’Attica.
– Sinon concernant la tentative d’évasion de Jackson le 21 août 1971, le fait qu’il aurait sorti un 9mm de sa coupe afro est une version controversée, réfutée par ses proches notamment"
Voilà qui est rectifié, merci à eux !
5 mars 2014, 11:59, par Rico
Bon article. Petite correction, il s’agit de Steel Pulse et non Street Pulse. https://www.youtube.com/watch?v=0O5...