« Vous cherchez un logiciel de gestion de vie scolaire qui fait l’adhésion de tous ? Choisissez l’environnement de référence, dont 5 800 chefs d’établissement ne peuvent plus se passer [1]. » Ainsi plastronne la société Index édition sur son portail Internet. Voilà plus de dix ans qu’elle développe son produit phare, Pronote, un logiciel qui réunit sur la même interface enseignants, administration scolaire, élèves et parents. Et comme le dit la pub : « Tout le monde est d’accord ! Les parents : “On consulte son relevé de notes sur Internet.” Les enseignants : “On peut saisir les notes chez soi par Internet.” Les surveillants : “Plus d’erreurs dans le suivi des absences.” Le principal adjoint : “Tous les relevés de notes et bulletins sont imprimés en quelques minutes.” Les élèves : “Avec ma moyenne sur Internet, je sais toujours où j’en suis.” »
Un vrai bonheur de convivialité. Papa et maman qui peuvent suivre en temps réel le parcours de leur collégien ou lycéen de rejeton. Un fardeau en moins pour les ados qui ne stressent plus pour savoir comment annoncer une banane en maths ou deux heures de colle, puisque les darons sauront déjà tout avant que la sonnerie de cinq heures ne retentisse. Enseignante, Josiane boude cependant le progrès : « Que veux-tu que les enfants te racontent le soir ? Tu sais tout. Les notes en direct, les punitions, le repas de la cantine, les sorties, les évènements du bahut. Ce n’est plus la peine de leur demander ce qui se passe au collège. Au final, le collégien en tant qu’être autonome est supprimé, il n’existe plus dans la chaîne de communication et d’information. » Sentiment partagé par Sam, collégien en 5e : « Quand tu rentres en cours, le prof fait l’appel sur son ordi et un projecteur montre un tableau avec le nom des élèves et les colonnes des observations, retards, exclusions… Du coup on voit tous ce qui est noté pour tout le monde. On a l’impression d’être fliqué par le collège, c’est comme s’il savait tout à l’avance. Comme si on voulait nous foutre tous dans le même moule ! » Dans Pronote, le collégien ou lycéen est découpé, scanné et tracé comme une cuisse de poulet sous Cellophane. Un gros mot lâché en classe ? L’affaire fait l’objet d’une observation. Un retard de deux minutes ? Un texto avertit fissa les parents. Fut une époque où ces micro-évènements étaient rapidement dissous par les mécanismes normatifs d’une vie scolaire déjà suffisamment codée et hiérarchisée. Avec Pronote, l’incident mineur se grave désormais dans le marbre des atypies comportementales. Sam : « Pronote se rappelle des vieilles choses. Par exemple, t’es à la fin de l’année et les heures de colle et observations du premier trimestre sont encore inscrites. » « Au niveau de la réception par les parents, toutes ces observations produisent un effet d’accumulation, constate Raymond, enseignant. Ça coupe le vrai lien avec eux. »
Ailleurs, c’est l’onglet « profil » qui permet au gamin d’évaluer quotidiennement sa performance scolaire via des graphes et des histogrammes. Transparence, compétitivité : c’est très tôt qu’on injecte, en douceur, toute la doxa capitaliste du moment. Enseignante, Anne fait ce constat : « Pour certains profs, Pronote est devenu sacro-saint. Si l’élève n’a pas Internet chez lui, tant pis, il n’avait qu’à se renseigner au CDI. » Et les élèves ne sont pas les seuls à faire les frais du logiciel espion. « À tout moment le proviseur sait ce que tu fais, explique Raymond. La dernière fois, j’ai été absent suite à une convocation pour une mission pédagogique. Or Pronote mentionnait absence personnelle et non pas administrative. Rien de méchant, mais j’ai dû aller au bureau me justifier. Ce type d’outil renforce le sentiment de méfiance entre direction et enseignants. » Anne va plus loin : « Pronote, en tant qu’enseignant, il faut le remplir. Le plus possible. Sinon on dit que tu es feignant. C’est là-dessus que tu seras jugé par l’inspecteur. À la limite, c’est pas grave si tes cours sont de mauvaise qualité. »
De son côté, Maxime [2], surveillant en lycée professionnel, témoigne : « Ces systèmes automatisés peuvent avoir des bugs. Une année, on a eu des courriers générés par Pronote qui sont partis par erreur. Des courriers-types prévus en cas d’absences répétées et qui prévenaient les familles qu’elles encourraient des suppressions d’allocations de la CAF. Avec ce genre de gaffe, on perd toute crédibilité vis-à-vis des parents ! » Et de poursuivre : « Avant pour faire l’appel, il y avait un pion qui faisait le tour des classes, un autre qui rentrait les données dans l’ordi. Depuis Pronote, les absences sont rentrées directement par les profs. Du coup, les administrations ont pu soit supprimer des postes de surveillants, soit comme dans mon bahut, nous affecter à la surveillance de la cour. Au final, les élèves se retrouvent doublement fliqués. »
Malgré ce tableau à charge, il est étonnant de constater le peu de réactions critiques du corps enseignant ou des parents d’élèves. Si des dispositifs outrageusement liberticides du style Base élèves [3] ont pu provoquer une saine bronca chez certains profs, les dernières innovations technologiques entrant dans le champ des Espaces numériques de travail se diffusent comme un lent poison indolore [4]. Rien n’est plus aisé que d’offrir des gages de sécurité à une population abasourdie par une multiplicité de discours anxiogènes. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les actions de résistance restent circonscrites à un registre individuel. « Si tu as accès aux codes, tu peux t’amuser un peu, confesse Maxime. Une fois, j’ai mélangé les pseudos des surveillants. J’ai attribué du travail à des gens qui n’avaient rien foutu. C’était rigolo : tout d’un coup, un mec qui faisait du zèle se retrouvait gros glandeur dans les stats. »
Nostalgique, Josiane se souvient : « Je m’imagine quand j’étais en seconde et que je signais les mots à la place de mon père pour retrouver mes potes et refaire le monde… » Refaire le monde, même en pensée. Y a-t-il plus grand danger pour nos élites ?