Méditerranée, cimetière marin
Le 13 juillet 2008, pendant la présidence française de l’Union européenne, un projet nébuleux voit le jour1 : l’Union pour la Méditerranée qui, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, fixe quelques objectifs régionaux très ambitieux comme la dépollution de la mer et la création d’une « autoroute » maritime.
Le projet, franchement libéral et faussement humaniste, ne s’embarrasse guère de la condition des migrants. Il s’agit tout simplement de favoriser les échanges de marchandises et de capitaux dans l’espace méditerranéen. Tout emballé dans un hypocrite babillage vaguement écologiste, que la droite française a fait sien depuis son Grenelle de l’environnement, le discours méditerranéen des promoteurs de « l’identité nationale » fait l’impasse sur les 18 244 morts aux frontières de la forteresse Europe – recensés depuis 1988 par Gabriele del Grande, qui en fournit les preuves matérielles. La même année, l’agence des Nations unies pour les réfugiés observait pourtant un accroissement exceptionnel du nombre de migrants – pour ceux et celles, du moins, qui ont pu sortir vivants d’un périple si incertain.
C’est le même gouvernement français qui engage en mars 2011 une intervention militaire en Libye. Encore un beau service rendu à la Méditerranée ! Alors que les conditions d’une déstabilisation régionale massive sont posées par l’appui militaire à une guerre civile en Libye, l’Europe resserre son étau sur les migrants. Le 12 décembre 2011, l’UE présente le système de surveillance Eurosur, qui met sur le même plan immigration illégale et criminalité transfrontalière. Ce « système des systèmes », au moyen d’une rationalisation de la surveillance – drones, satellites –, implique un échange d’informations entre l’agence européenne de gestion des frontières extérieures, Frontex, et les états voisins. En dépit de ce quadrillage sécuritaire accru et de la violation de la protection des données personnelles, ce sont 58 000 personnes qui ont traversé la Méditerranée en 2011, dont 1 500 noyés ou portés disparus. Pour le Haut commissariat aux réfugiés (HCR), c’est l’année la plus meurtrière depuis 2006, date du début de l’enregistrement des statistiques. Selon le réseau Migreurop, cinq migrants meurent chaque jour en essayant de gagner l’Union européenne : noyade, asphyxie, faim, soif.
Dans cette « hécatombe ignorée » et banalisée par les médias dominants qui oublient aussi vite qu’ils ont pleurniché – « Drame ordinaire de l’immigration : quelque 50 morts en Méditerranée », titrait par exemple le magazine Jeune Afrique le 12 juillet 2012 –, les gouvernements européens se rendent à la fois responsables de la déstabilisation économique et politique des pays dont proviennent les migrants et coupables de non-assistance à personnes en danger quand ces mêmes personnes sont abandonnées en mer. À quoi ressemble concrètement la traversée ? Un témoin survivant du naufrage de juillet 2012 raconte au HCR : « Le bateau pneumatique a quitté Tripoli fin juin et rejoint la côté italienne un jour plus tard, mais il s’est dégonflé peu à peu. Il n’y avait plus d’eau, certaines personnes ont commencé à boire de l’eau de mer, les autres mouraient de déshydratation. » Secouru alors qu’il s’accrochait à un bidon, l’homme, originaire d’Érythrée, aura vu mourir trois membres de sa famille.
Une dialectique meurtrière s’est instaurée : interventionnisme militaire d’un côté, non-assistance à personnes en danger de l’autre. Plusieurs associations, appuyant le récit des quatre rescapés d’une odyssée tragique, ont déposé une plainte contre l’armée française et l’OTAN au parquet de Paris, le 11 avril 2012, après dix mois d’enquête, de recueil de témoignages et de preuves. Les rescapés expliquent que des photographies auraient été prises et des biscuits largués depuis des hélicoptères. Mais, quoique repérés, les migrants ont été abandonnés à leur sort : la moitié mourant de soif, dont deux nourrissons, sous l’œil indifférent des forces de la « coalition internationale ».
Face à cette passivité meurtrière, comme le soulignent diverses associations engagées dans le combat pour le respect des droits de tous les êtres humains, une solidarité internationale devient indispensable. Dans son rapport de 2012, la Cimade souligne que « depuis 30 ans le dogme de la fermeture des frontières a envahi les politiques publiques en France et en Europe ». Il n’est pas certain que l’élection d’un président dit socialiste et prétendument normal mette fin à cette « gouvernance par la suspicion ».
1 L’Union pour la Méditerranée, aussi appelée Protocole de Barcelone, dont Sarkozy se rêvait le royal démiurge, aura été jetée aux oubliettes par la vague de soulèvements dans les pays arabes. Reste que la décomposition de cet emballage purement politique n’a évidemment pas freiné les milieux d’affaires qui n’ont pas cessé de s’activer pour extraire des profits dans nombre de pays du sud de la Méditerranée.
Cet article a été publié dans
CQFD n°105 (novembre 2012)
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Paru dans CQFD n°105 (novembre 2012)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
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Mis en ligne le 21.12.2012
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