Marseille : péril blanc contre péril rouge

Marseille est une ville assaillie par les lieux communs. L’un des plus récurrents est certainement celui qui fait d’elle une sorte d’hybride entre Chicago et Naples : villes de truands et de cramés – terreau fertile au grand banditisme. Néanmoins, loin d’exercer son pouvoir de manière autonome, la pègre locale a toujours été en rapport avec le milieu politique. Que l’on pense aux premières figures du milieu marseillais, les élégants Carbone et Spirito qui furent à l’origine des agitations fascistes des années 1930. Pendant l’occupation, ils feront affaire avec la Gestapo. Et en 1970, Belmondo et Delon les incarneront au cinéma dans Borsalino !

Avec les remous de la Guerre froide, c’est l’argent américain qui va alimenter la French connection. À partir de 1947, tout événement politique est considéré sous un prisme manichéen : l’affrontement entre le stalinisme russe et la démocratie occidentale. Afin de contrer l’influence soviétique – que les grèves insurrectionnelles étaient supposées révéler –, l’administration Truman mit sur pied un projet de redressement européen : le plan Marshall. Lorsque les communistes et la CGT s’élevèrent contre ce plan, la CIA lança une contre-attaque : il s’agissait de scinder la CGT pour créer un syndicat plus docile. Par l’intermédiaire de l’American federation of labor (AFL), elle fit parvenir des fonds à un dirigeant socialiste, Léon Jouhaux, qui fonda la tendance Force ouvrière (FO) et l’arracha à une CGT dominée par le Parti communiste. À raison d’un million de dollars par an, le Parti socialiste put ainsi consolider une certaine assise syndicale et se permettre d’œuvrer sans subir le diktat communiste.

C’est à Marseille, premier port de France et porte d’entrée des importations du plan Marshall – et donc enjeu capital pour la politique étrangère étatsunienne –, que va se jouer une partie majeure durant les grèves insurrectionnelles de 1947 . Parallèlement à la création de FO, la CIA redoubla d’efforts en fournissant armes et argent aux clans corses par l’entremise des frères Guerini, Antoine et Barthélémy, dit « Mémé » – qui avait fait le coup de feu à la Libération aux côtés de Gaston Defferre, devenu depuis maire socialiste de Marseille. Leur mission était simple : harceler les piquets et les responsables syndicaux CGT. Mission qui se soldera par de nombreux morts. De ces dollars généreusement distribués, les anciens résistants Guerini tirèrent assez de pouvoir pour prendre la tête du mitan corse, y remplaçant les collabos Carbone – tué lors d’un déraillement de train dû à la Résistance – et Spirito, parti en Espagne puis en Amérique du Sud faire des « affaires ». Mais ce n’est qu’après l’échec de la grève des dockers de 1950 qu’ils réussirent à prendre le contrôle du port.

Cette grève, si elle naissait d’une conjoncture économique plus qu’austère pour les ouvriers, devint également, sur les quais marseillais, une grève contre la guerre d’Indochine1. La CGT, dans une logique anti-impérialiste, exigeait « le retour du corps expéditionnaire d’Indochine pour mettre fin à la guerre du Vietnam ». Les cargaisons d’armes à destination de Saïgon furent bloquées. Cette fois, la CIA déboursa deux millions de francs afin de payer des « jaunes » pour charger les armes et les vivres, ainsi que des escouades de gros bras issus du milieu corse pour tenir en respect les ouvriers communistes. Après plus d’un mois de grève, les représentants du gouvernement pouvaient fièrement annoncer que l’activité du port autonome était revenue à la normale. Et les flux de marchandises purent à nouveau transiter par le port de Marseille. Mieux, ils augmentèrent. Les frères Guerini, forts de leur présence sur les quais, purent, quelques mois après l’écrasement de la grève, mettre sur pied leurs premiers laboratoires d’héroïne, bénéficiant de leur accointance avec Cosa nostra comme de leurs liens privilégiés avec la CIA pour s’ouvrir une voie royale vers le marché étatsunien.


1 Voir Le Rendez-vous des quais, de Paul Carpita, film censuré pendant trente ans. À lire : Alfred McCoy, Marseille sur héroïne, L’Esprit frappeur, 1999.

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