Son visage respire les activités saines de la campagne. Joues rebondies, taches de rousseur, regard enjoué, sur cette photo de Paris Match (décembre 2014), Jennifer Gates, 18 ans, pose avec son cheval qui s’apprête à courir la très chic Gucci Paris Masters. La fille aînée de Bill Gates, « est accroc à l’équitation, pas aux technologies 2.0. Le richissime fondateur de Microsoft et son épouse, Melinda, ont toujours protégé leurs trois enfants de l’invasion des écrans. » La redoutable invasion des écrans – vous voulez dire celle dont il est directement à l’origine ? Est-il nécessaire de rappeler la devise de Microsoft à sa création : « un ordinateur dans chaque bureau et dans chaque maison » ? Que la firme est l’un des premiers producteurs au monde de jeux vidéo et de consoles, notamment la fameuse Xbox, à laquelle beaucoup d’enfants développent d’interminables addictions ? Mais c’est bien connu : un bon dealer ne touche pas à la came.
Dans un article du New York Times intitulé « Steve Jobs était un parent low-tech » (10/09/14), le journaliste Nick Bilton relate une entrevue avec le fondateur et ancien PDG d’Apple, décédé en 2011 : « Vos enfants doivent adorer le nouvel ipad, non ? » « Ils ne l’ont pas eu entre les mains, répond impassiblement Monsieur Apple. Chez nous, nous ne laissons pas trop les enfants utiliser les technologies. » Ne nous prendrait-on pas pour des… pommes ? A qui sont destinées ces applis ludiques pour iphone indispensables pour « l’éveil » et « l’apprentissage » des gosses ? Et ces « ipadmini », avec étui en mousse pour bébé ? Pour qui, la gamme Tiggly d’Apple « à partir de 18 mois » ou le « bac à sable numérique » vanté sur le site d’Apple ? Ils sont pour les autres, et paradoxalement… les plus pauvres. Ceux à qui l’on fait miroiter réussite sociale à travers ces équipements – qui les ruinent ! Ceux qui n’ont ni les moyens matériels, ni les ressources intellectuelles pour s’en protéger comme, apparemment, ils le devraient.
Evan Williams, fondateur des géants Blogger, Twitter et Medium a interdit les tablettes pour ses fils. En lieu et place : des centaines de livres – en papier ! Chris Anderson, ancien rédacteur du magazine Wired et président de la société 3D Robotics, qui produit des drones, a fixé des limites horaires draconiennes à ses enfants : « Je suis bien placé pour comprendre le danger de ces technologies. J’ai vu ce qu’elles produisaient chez moi, je veux protéger mes enfants », explique-t-il au chroniqueur du New York Times. Difficultés de concentration liées aux tentations infinies des interfaces numériques ; dégradation de la mémoire induite par l’utilisation des moteurs de recherche ; ruine du développement psycho-moteur ; pollution précoce par la publicité ; risques d’addiction, à l’évidence, il faudrait considérer la camelote électronique comme l’équivalent de la malbouffe.
Et l’école ? Aux États-Unis, où l’« école numérique » existe depuis au moins deux décennies, les enfants des cadres de la Silicon Valley apprennent-ils la programmation informatique à dix ans ? Les cours magistraux ont-ils été remplacés par des logiciels sur tablette ? Pas exactement. A la Waldorf School of the Peninsula, école privée de San Francisco fréquentée aux trois quarts par les enfants des techies des start-up hyperconnectées, « Pas un ordinateur, pas une télé, pas le moindre petit ou grand écran », relate Guillemette Faure dans Le Monde (27/04/2012) : on « n’introduit l’outil informatique qu’en quatrième ». « En revanche, poursuit-elle, on a trouvé un four à pain dans le jardin, […] des chaussettes faites main – les cours de tricot, pour filles comme pour garçons, commencent en CP –, des tableaux noirs et des craies de couleur. »
Pendant ce temps, lors de sa conférence de presse de février, François Hollande martèle : le numérique sera enseigné « de l’élémentaire à la terminale, avec les diplômes correspondants ». Avec la promesse – la menace ? – que tous les élèves de 5e seront équipés d’une tablette à la rentrée 2016. Des investissements qui dessinent les contours d’une éducation au rabais : l’informatique offre la possibilité de destituer l’enseignant : « Il est celui qui valide et guide plus qu’il ne fait la leçon », s’enthousiasme Johan Hufnagel dans Libération (23/02/15). En réalité : il est voué à être relégué au rang de simple « animateur » d’activités éducatives en ligne conçues par l’industrie, et donc moins formé et moins payé – en d’autres termes, prolétarisé. Surexposés aux écrans, les enfants voient s’éloigner encore plus la possibilité d’une relation éducative structurante avec des adultes. « C’est la révolution du Do it Yourself des pionniers du Net adaptée à l’école », exulte l’éditorialiste, que l’on pourrait traduire par « démerde-toi avec ta tablette, il n’y a pas assez de personnel pour s’occuper de toi ». « Do it yourself », voilà en effet très exactement le message des pionniers du Net : faites-le vous-mêmes, nous, on fait le contraire.