Folie & politique
« Messies de tous les pays, unissez-vous ! »
La mission
« Je vivais une crise mystique : j’avais un sentiment d’amour incommensurable pour tous les êtres humains et l’impression qu’il fallait nous sortir de là. Par ailleurs, je frayais dans la nébuleuse anarchiste qui, pour moi, visait juste politiquement : critique du pouvoir, remise en cause du capitalisme, aberration des États et des frontières... En 2000, lors de ma première bouffée délirante à Berlin, je voulais monter une exposition qui prouverait l’importance de ces idées. J’habitais la nouvelle Jérusalem et j’avais un message à délivrer au monde.
L’énoncé de ma mission était limpide : je devais “répandre l’anarchie sur Terre de manière douce et non-violente”. En gros, j’étais un émetteur universel et tous les habitants de la planète entendaient ce que je pensais et voyaient ce que je voyais. Je devais donc faire de ma vie un acte de propagande, en assistant à des débats, en lisant des tracts, en “faisant des films” avec mes yeux-caméras, en fournissant du spectacle accrocheur aussi.
Cela donnait parfois des situations étranges. Comme ce jour où j’ai débarqué à Montpellier : des affiches de cinéma aux parterres de fleurs, tout faisait écho à ma mission. Je devais distinguer si les gens et les éléments qui m’environnaient étaient des alliés ou des ennemis. Et les gestes des passants m’aiguillaient pour savoir quoi filmer. J’étais en surstimulation et survigilance permanentes. Lors du contre-sommet du FMI à Prague en octobre 2000, j’étais convaincue de jouer un rôle pilier, puisque j’étais en mesure de prévenir tout le monde de l’endroit où se trouvaient les flics. Je me pensais aussi investie d’une énorme responsabilité lors des manifs anti-Le Pen en 2002, même si je ne maîtrisais pas toujours les outils pour accomplir ma mission. À ce moment-là, j’étais persuadée que mon cerveau avait été vendu à l’ennemi, car j’avais des surimpressions rétiniennes de flammes du Front national et de croix gammées. J’avais peur de contribuer à répandre le fascisme malgré moi...
À chaque fois que j’atterrissais à l’HP, je me disais que mes allié.es voulaient que je sois là parce qu’il devait s’y jouer des choses importantes. Les premiers jours d’internement, ma mission restait très vivace, je “filmais” tout et cherchais à mettre en valeur les autres personnes. Pour divertir le spectateur supposé, je roulais des pelles à d’autres patients. Mais au bout de quelques jours, le traitement – auquel je répondais bien – venait casser les voix et les hallucinations. Il me cassait tout court, et je dormais quinze heures par nuit. »
« Si j’ai “dégoupillé” en 2000, 2002 et 2004, c’est souvent parce qu’un sentiment d’amour me submergeait. On ne m’a pas appris à identifier mes émotions et à mettre des mots dessus. J’étais déconnectée de mon corps et percevais mal mes contours, mes sensations. Je ressentais une forte pression sociale concernant l’accès à une vie sexuelle adulte et la perte de ma virginité. À chaque fois que je tombais amoureuse, c’était super fort, j’étais incapable de dire à la personne que je l’aimais. À partir de là, une multitude d’interprétations sexuelles me poussaient à me confronter à mon corps, à ma chair.
Quand je suis revenue du contre-sommet du FMI, j’ai entendu mes premières voix, notamment celles d’hommes allemands qui attendaient de moi que je fasse des passes. Petit à petit, je fantasmais sur un personnage d’anarchipute, qui aurait la capacité de convaincre politiquement via l’acte sexuel. Alors je baisais avec n’importe qui, sans jamais vraiment ressentir de plaisir. Tout ça restait très cérébral. J’imaginais même parfois que c’était des “envoyés” qui devaient apparaître dans “l’écran universel”. J’étais aussi en quête de l’orgasme, censé avoir un pouvoir magique pour moi et pour l’humanité. Je l’ai rarement atteint...
Tout cet aspect sexuel, c’est quelque chose qui a beaucoup marqué mes proches à la lecture de Barge ; ils n’avaient pas conscience de la place que ça prenait pour moi à l’époque. Au vu des circonstances, j’ai eu de la chance de ne pas choper de maladies et d’avoir subi peu d’agressions sexuelles. »
« Comme j’analysais tout – le chant des oiseaux, la forme des nuages, une information sur France Culture – par le prisme de ma mission, quand je suis retournée dans un monde plus standard, tout m’a paru plat et assez fade. Cette perte d’intensité explique pourquoi j’ai régulièrement arrêté le médoc pour revenir dans le délire et ses univers vachement plus stimulants et foisonnants. Décider de revenir à la réalité a constitué une sorte de deuil pour moi, le processus a été long.
Je suis “revenue” juste à temps. En 2004, j’avais inventé une langue complètement absconse, je passais des heures dans ma chambre à trifouiller des trucs, je me repliais sur moi-même. J’étais très centrée sur mes voix et nos dialogues. C’est là où la psychiatrie se met à parler de schizophrénie (terme contestable s’il en est !) “à symptomatologie déficitaire”. Avec ce paradoxe que le psychiatre la voit comme une absence alors qu’à l’intérieur, tu vis un foisonnement monumental.
Et puis j’ai réalisé que j’étais à deux doigts de basculer vraiment, je n’arrivais plus à être en contact avec mes proches. Alors que le contact avec les autres m’est essentiel, tout comme j’ai besoin de pouvoir vivre des choses avec eux ! Alors je me suis accrochée. Mais cette perte d’intensité, et cette question des allers-retours avec la folie, c’est quelque chose qui me questionne encore : comment ne pas renoncer à tout, comment ne pas se contenter de ce monde matériel plat dans lequel on s’emmerde un peu ? Comment regoûter de temps en temps à cette intensité, sans replonger ? »
« Mes premiers allié.es, je les ai rencontré.es durant mes séjours à l’HP. Mais souvent, les médocs compliquent la communication : l’élocution, les idées, tout devient plus lent, comme pâteux. Et puis le contexte institutionnel t’empêche d’avoir de vrais échanges. La maison pour jeunes adultes psychotiques où j’ai passé six mois était par contre un véritable foyer d’émulations. On avait l’espace pour créer du commun entre “résidents”, partager nos vécus, évoquer les injustices subies, se rebeller contre le psychiatre, les médocs, l’institution.
En 2008, j’ai débarqué à Toulouse et fréquenté un centre de santé communautaire très actif dans mon quartier. Avec trois personnes concernées par des troubles psy, on a monté Les Chamelles, un groupe de parole. Et puis j’ai rencontré un bonhomme espagnol qui cherchait à traduire Le Décalogue, un texte politique en dix points pour se défendre face à un psychiatre. Une amie psychologue s’est jointe à nous, on a traduit ce texte et décidé de l’étoffer avec d’autres infos utiles et des témoignages : ça a donné la brochure À Claire voie – Manuel de savoir être fou en société1. Petit à petit, d’autres personnes se sont agrégées au groupe pour devenir le collectif Crazy Horde : on a monté des ateliers, une émission de radio2, un infokiosque, des projections, on s’est formé au théâtre de l’opprimé.e... À cette époque, la psychiatrie et le soin étaient des thématiques assez peu présentes dans les sphères militantes, mais avec notre critique de l’appareil psychiatrique, on a réussi à se glisser au côté des thématiques anticarcérales, et pour tout ce qui concernait le care et la déconstruction du mythe du militant performant H24, au côté des pensées féministes.
Toutes ces expériences m’ont aussi permis d’entendre d’autres histoires, parfois bien plus trash que ce que j’ai vécu. J’estime avoir eu beaucoup de chance, et un paquet de cartes en main pour m’en sortir. La chance aussi de pouvoir en témoigner, et j’ai très envie que d’autres puissent le faire à leur tour. Il va bien falloir agréger les paroles et les colères, ce que font les associations d’usagers qui émergent. On ne peut pas se contenter de mettre côte à côte du storytelling individuel. Il va falloir pousser plus loin les enjeux. »
⁂
Pour se procurer « Barge », écrire à barge[at]riseup.net
1 Disponible sur www.zinzinzine.net/clairevoie.html
2 Crio Cuervos sur Canal Sud (92.2 FM à Toulouse).
3 NDLR : qui a également réalisé la maquette de Barge.
Cet article a été publié dans
CQFD n°184 (février 2020)
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Paru dans CQFD n°184 (février 2020)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 17.02.2020
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