Dossier « Psychiatrie »
Entendeurs de voix : « Bâtir un arrangement avec les symptômes »
À l’âge de 11 ans, Ron Coleman est abusé sexuellement par le curé de sa paroisse. Au début de sa vie d’adulte, son amoureuse se suicide. Puis une grave blessure l’oblige à renoncer au rugby. Quelques semaines après sa sortie de l’hôpital, il est devant son ordinateur quand il entend une voix pour la première fois. « J’ai regardé derrière moi mais il n’y avait personne, raconte-t-il. J’ai arrêté ce que j’étais en train de faire et je suis allé me mettre une cuite au pub. Je me rappelle avoir pensé que j’étais stressé et que j’avais besoin d’un break. Dans les six mois qui ont suivi, d’autres voix sont venues s’ajouter à cette première. Elles passaient le gros de la journée à me crier dessus. »1
Ron Coleman consulte son généraliste, qui le renvoie vers un spécialiste. Diagnostic : schizophrénie. Les dix années qui suivent sont pleines d’hospitalisations forcées et de médicaments chimiques. Mais rien à faire : « Malgré le plus vigoureux des traitements, les voix que j’entendais restaient toujours aussi virulentes ; les médicaments ne me donnaient aucun répit. Les doses étaient si élevées qu’à la fin j’étais comme un zombie voyant la vie à travers le brouillard d’une drogue légale. »
C’est en 1991 que le « zombie » commence à remonter la pente, grâce aux réunions du groupe de support mutuel des entendeurs de voix de Manchester. Peu à peu, il deviendra une figure de leur mouvement en Grande-Bretagne, défendant grosso modo l’approche suivante : plutôt que de combattre en vain ses voix, il faut reconnaître leur existence et négocier avec elles un modus vivendi supportable.
C’est cette démarche novatrice qui est dépeinte dans l’excellent documentaire Arguments d’Olivier Zabat et Emmanuelle Manck (Les Films d’ici), diffusé sur Arte cet automne. On y voit Ron Coleman et sa compagne Karen Taylor animer des groupes de paroles d’entendeurs de voix. Parmi ces derniers, un certain Chris Munt : « J’ai rencontré trop de gens qui ont mis fin à leur vie dans l’attente de la guérison. Or il est peu probable qu’elle advienne. Ce que j’ai fait moi, comme bien d’autres usagers de services novateurs, c’est bâtir un arrangement avec les symptômes. » À la tombée de la nuit, voici Chris à sa fenêtre, en pleine conversation avec ses six voix, qui pour une fois ne l’ont pas trop malmené. « Vous n’avez pas mentionné le pont du chemin de fer pour me dire de m’en jeter. Je vous en remercie. »
Pour exorciser le mal, Ron, soignant et soigné, enregistre une sorte de pièce radiophonique reproduisant ses conversations avec ses voix. Des voix qui peuvent être celles de personnages de son passé. Ainsi de son ancienne amoureuse, celle qui s’était suicidée : « Tu devrais te tuer, pour qu’on puisse de nouveau être une famille. » Celle du prêtre abuseur : « C’est ta faute. C’est toi qui m’as mené au péché. Tu mérites de brûler en enfer. Pécheur, pécheur, pécheur, pécheur, pécheur… »
Le passage le plus étonnant du film est le moment où Ron et Karen se lancent dans une sorte de séance de psychothérapie relationnelle entre une certaine Deborah Coates et sa voix. D’abord, la jeune femme leur lit la retranscription d’une conversation. La voix : « Je veux te tuer. Ça me rendra heureuse. Tu m’as tuée, alors je vais te tuer. Tu es morte, je t’ai tuée. À présent, tu dois te tuer. » – Deborah : « Je ne suis pas morte et je ne me tuerai pas. » – La voix : « Tu es morte, tu n’existes pas. Tu entends, tu vois et tu ressens l’existence, mais ce n’est pas réel. Ma version du monde est réelle et tu es une putain de connasse stupide (…). Crève. »
Ron intervient : « Quand tu parles à ta voix, comment l’appelles-tu ? » Deborah : « Parfois, je lui renvoie son “Putain de connasse stupide”. J’ai tendance à me déchaîner comme elle, mais j’essaye de changer, d’être plus compatissante. » un peu plus tard, Deborah signale que sa voix demande si Ron, Karen et Deborah veulent se débarrasser d’elle. Réponse de Karen : « Absolument pas, pour la simple raison que nous ne le pouvons pas. L’important, c’est que vous trouviez un autre mode de relation. »
Au-delà de ce travail thérapeutique, Ron insiste sur l’importance du combat social à mener pour que les entendeurs de voix cessent d’être considérés comme des « cerveaux malades » qui ne vaudraient rien. Des corps qu’on pourrait ligoter dans des chambres d’isolement en les soumettant à des traitements chimiques forcés, comme en témoigne un autre personnage du documentaire. Sans hésiter, Ron dénonce une « discrimination ». Sur son épaule gauche, il a fait tatouer, en anglais : « Psychotique et fier de l’être ».
Sur le même sujet
– « Expériences psychotiques : leur donner du sens pour ne plus les subir », CQFD n°184 (février 2020).
1 Extrait du récit « The Ron Coleman Story », publié sur son propre site : Workingtorecovery.co.uk.
Cet article a été publié dans
CQFD n°184 (février 2020)
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Paru dans CQFD n°184 (février 2020)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Emilie Seto
Mis en ligne le 25.05.2020
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