Ce qu’habiter veut dire

Marx des villes, Robinson des champs

Entre îlots sauvages et métropole marxiste, trois ouvrages parus récemment questionnent le rapport entre habitat et politique.
La couverture de « Robinson suisse » d’Alex Baladi.

On ne va tout de même pas partager notre île avec ces gens », lance Jack à ses frères. Dans Robinson suisse, bande dessinée parue cet été aux éditions Atrabile, Alex Baladi nous conte l’histoire d’une famille suisse vivant depuis quatre ans sur une île après un naufrage.

Au gré des cases aux couleurs fauvistes et au trait noir épais, les Zermatt, qui se perçoivent comme les habitants légitimes de l’île paradisiaque, sont en proie à la peur qu’une horde de « sauvages » ne viennent perturber leur « chez soi ».

Le père, pétri d’un christianisme fiévreux, et Jack, qui surjoue le colonisateur viril, massacrent des animaux, dynamitent des grottes ou caricaturent les « sauvages » à la sauce Michel Leeb. Tout au long de l’ouvrage, les insulaires demeureront invisibles : ils ont déserté l’îlot à l’arrivée des Zermatt. Ils sauveront discrètement la mère d’une attaque d’un King Kong tropical libéré par la bêtise destructrice des hommes de la famille.

Roman originellement écrit par un pasteur alémanique à la fin du XVIIIe siècle, Robinson suisse a été traduit en français par Isabelle de Montolieu au début du XIXe. L’écrivaine lausannoise a librement supprimé des passages et même ajouté plusieurs chapitres. Dans le même geste, Alex Baladi se réapproprie ce matériau littéraire pour en faire une fresque politique qui questionne la représentation des étrangers et de leur accueil.

Seule voix dissonante dans ce fracas de violence et de racisme, Ernest qui, à propos des « sauvages », renverse la pensée délétère de sa famille par un sublime : « J’espère qu’ils vont nous aimer. » De quoi donner des sueurs froides à Éric Zemmour.

Habiter et lutter

Autre îlot, autre façon d’habiter, autre imaginaire. Pour ses occupants, la Zad (« Zone à défendre ») a toujours incarné un lieu d’autonomie à la fois enraciné dans le bocage et ouvert à l’autre. « Habiter revient à éprouver sa propre appartenance à un territoire », écrit ainsi le collectif Comm’un dans Habiter en lutte – Zad de Notre-Dame-des-Landes : quarante ans de résistance (éditions du Passager clandestin).

Ce récent ouvrage propose une odyssée historique dans le quotidien des occupants, de l’entretien des haies grâce à des chantiers collectifs à la prise en charge des violences au sein de la Zad. Pour les auteurs, habiter et lutter sont indissociables. Chaque chapitre se conclut par une cartographie de la zone, comme pour montrer comment les soubresauts du mouvement se sont retranscrits en dur sur le terrain. Ces instantanés fixent au fil de la résistance à l’aéroport les cabanes, les champs occupés, les destructions d’habitats par la police, les barricades sur les chemins de traverse.

Un indispensable riche en témoignages, illustrations et photographies pour ceux qui veulent revisiter cette lutte. « La Zad n’a pas fini d’inspirer », assure le collectif Comm’un.

Marx vagabond

Des « zadistes » à Che Guevara, des maoïstes aux « appellistes » de Tarnac, la tradition révolutionnaire a souvent préféré à la ville une base rurale pour renverser l’ordre capitaliste. Mais dans Métromarxisme – un conte marxiste de la ville paru chez Entremonde, Andy Merrifield tente de « réconcilier les imaginaires politiques et intellectuels du marxisme et de l’urbanisme ».

Le géographe critique, élève de David Harvey, convoque huit auteurs – entre autres Karl Marx,Walter Benjamin ou Henri Lefebvre – afin de dévoiler la ville comme espace organisé par la domination marchande mais aussi pour montrer les potentialités contestatrices et émancipatrices de la vie urbaine. Car comme l’avance le philosophe new-yorkais Marshall Berman, un des auteurs compilés par Merrifield, « la lecture du Capital ne nous sera d’aucun secours si nous ne savons pas aussi déchiffrer les signes dans la rue ».

Perry Anderson, historien marxiste fondateur de la New Left Review, reprocha à Berman de voir dans la ville moderne un creuset de solidarités et de libertés. L’intellectuel, né dans le Bronx en 1940, lui répondit être partisan d’un marxisme plus « vagabond », préférant plonger dans « la merde du quotidien » plutôt que d’être cramponné à la théorie politique.

Mickaël Correia
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