Marcoule, au cœur du Gard rhodanien, son ex-centrale Phénix, son site d’entretien et de réarmement des ogives nucléaires, son usine de fabrication du combustible Mox, ses stocks et son laboratoire de recherche sur les déchets radioactifs, ses réacteurs Célestin qui servent à fabriquer le tritium destiné aux bombes nucléaires, sa future centrale au sodium Astrid qui devrait être lancée en 2012… Pas de problèmes ! L’industrialisation de l’agriculture mêlée aux appâts de la modernité ayant vidé les campagnes de ses agriculteurs, le nucléaire a fourni travail et revenus à bon nombre d’entre eux. Les villages environnants sont abonnés aux catalogues de mobiliers urbains et rivalisent de trottoirs, réverbères torsadés et bacs à fleurs bétonnés – ou l’inverse – financés par les bienfaits fiscaux du nucléaire. Du travail pour cinq mille salariés, des gymnases, des piscines olympiques, des clubs de jeunes-vieux-boules-photos-etc. des partenariats avec les municipalités, des animations, des résidences pour les ingénieurs, des crédits faciles, des sociétés d’intérim fournissant une armée de travailleurs-Kleenex aux boîtes de sous-traitance, un syndicat coopératif et défenseur de l’indépendance énergétique de la France – on se lève, s’il vous plaît –, des camps de vacances, des visites pour les écoles du coin… Bref, un véritable Eldorado pour Areva et ses complices. Ici, rien à craindre des quelques réfractaires qui se risqueraient un peu, juste un peu, à manifester des réserves face à l’atome. De toute façon, la loi du 13 juin 2006 « relative à la transparence et à la sécurité nucléaire » n’a-t-elle pas donné un fondement législatif à la Commission locale d’information (CLI) dont la mission est de « garantir le droit du public à une information fiable et accessible en matière de sécurité nucléaire » ? Composées de conseillers généraux, régionaux, de parlementaires du département, de représentants d’ONG de protection de l’environnement, d’acteurs économiques, de médecins et de syndicalistes représentatifs, ces commissions siègent au moins deux fois par an et sont financées à l’instar des associations… par des subventions de l’État et des collectivités territoriales. Et afin de parfaire la plus totale objectivité de l’affaire, c’est le président du conseil général qui en nomme les membres. Dans le Gard, la CLI se réunit jusqu’à six fois par an sous l’autorité du très subversif et socialiste Damien Alary. Ce dernier invite régulièrement les patrons de Marcoule à quelques pots où ils peuvent à loisir conjuguer leurs très intègres et indolores litanies sur le fait que « le risque zéro, ça n’existe pas, ha, ha ! » De toute façon, qu’y aurait-il à craindre puisque aucun réacteur ne fonctionne à Marcoule, et que « le site n’est dédié qu’au traitement des déchets et à la recherche », informations que récitent à l’envi presses, acteurs sociaux et politiques du quartier.
Mais dans les profondeurs, pas celles de leurs consciences, mais plus simplement de la terre, un autre débat s’agite. Dans un rapport publié en septembre 2001, l’École et Observatoire des sciences de la terre de Strasbourg explique : « […] La vallée rhodanienne est une zone de rift [1] datant de vingt-cinq millions d’années, et donc à l’origine d’une ligne sismique allant du Tricastin jusqu’à Cavaillon et Nîmes. La région de Montélimar a connu plusieurs séismes qui ont atteint l’intensité VIII [l’équivalent de 6 sur l’échelle de Richter] (1772-1773, 1873 et 1901). » Tandis que, en 2008, la Direction régionale de l’environnement insiste : « En 2005, une cartographie nationale […] fait ressortir en Languedoc-Roussillon deux secteurs où l’aléa sismique est particulièrement présent avec des degrés allant de modéré à moyen. Il s’agit du sud-ouest de la région (Pyrénées-Orientales et sud de l’Aude) ainsi que son extrémité est (Gard rhodanien). »
Modéré ou moyen ? En clair et en tentant de décrypter ces expressions scientifiques hors normes, on arrive jusqu’à 7 sur l’échelle de Richter [2]. Nous voilà donc presque rassurés… ou franchement inquiets. Le 17 juillet 2007, c’est justement un séisme de niveau 6,8 qui secouait méchamment la centrale nucléaire de Kashiwazaki Kariwa – la plus importante du Japon avec ses sept réacteurs de 8,2 gigawatts. Des fûts de déchets radioactifs s’étaient ouverts et un incendie s’était déclaré… Le problème avait été jugé suffisamment grave pour que le gouvernement décide de fermer le site dans l’attente d’une sécurisation des installations. Dans cette lointaine contrée, où les normes antisismiques font l’admiration de tous, où la population est louée pour sa promptitude à se ruer sous les tables, les enseignements tirés de 2007 auront fait leurs preuves quatre ans plus tard à Fukushima compte non tenu des effets induits par un séisme. On ne peut pas penser à tout !
« Rien à voir avec ce qui peut se passer ici », affirment en chœur les nucléocrates, tout en pointant du doigt les anti-nucléaires qu’ils accusent de vouloir bassement profiter de la catastrophe japonaise pour faire gober leurs idéologies rétrogrades. Un séisme dans le Gard rhodanien n’est-il pas purement hypothétique ? La preuve ne réside-t-elle pas dans le fait qu’il n’y en a pas eu depuis la construction du site de Marcoule ? Et quand bien même, le laboratoire d’étude de mécanique sismique du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ne disposerait-il pas de la plus grande table vibrante d’Europe, mesurant six mètres sur six et pouvant éprouver la résistance aux chocs d’une modélisation de cent tonnes – taille néanmoins dérisoire en regard du dispositif japonais d’une taille de vingt mètres sur quinze et supportant une charge de 1 200 tonnes ? De toute façon, répètent-ils, Marcoule n’est qu’un « site dédié au traitement des déchets et à la recherche. » C’est là donc, qu’à titre expérimental, sont stockées d’importantes quantités de déchets radioactifs afin de trouver un moyen pour les traiter. Deux réacteurs Célestin continuent, aujourd’hui, à produire pour la Défense nationale du tritium dont la durée de vie de plus de douze ans nécessite son remplacement régulier dans les armes de destruction massive stockées sur place. C’est là aussi que sont fabriquées et entreposées les cent quarante tonnes de Mox, fleuron de l’industrie française, vendu dans le monde entier et utilisé depuis peu dans la centrale de Fukushima avant que celle-ci ne rencontre quelques défaillances. Ce combustible nucléaire est composé de 7 % de plutonium et de 93 % d’uranium, et son activité radioactive est cinq à sept fois plus importante que celle des éléments initiaux [3].
« Rien à craindre » ; « Tout va bien » ; « On renforce la sécurité » ; « Un séisme comparable à celui du Japon est impossible ici », fredonnent les nucléocrates qui voient dans la catastrophe japonaise l’occasion de développer une savante surenchère dans le « renforcement de la sûreté, et la généralisation des contrôles » et, aussi, une opportunité pour vanter les mérites du réacteur EPR « absolument sûr » [4]. De toute façon, à Marcoule et dans la région, tout est prêt en cas de problème majeur. Quantité de rustines officielles sont disponibles pour réparer, intervenir, soigner, minimiser, mentir dans un déploiement quasi militaire de postes opérationnels de commandement, avec médecins, pompiers, soldatesques, et journalistes embedded. Concrètement, pour les habitants lambda des vingt-quatre communes comprises dans un rayon de dix kilomètres, le Plan particulier d’intervention rassemble des consignes extrêmement pointues : en cas d’alerte, ne pas envoyer ses enfants à l’école, se mettre à l’abri dans un bâtiment clos, s’il en reste encore debout, calfeutrer les ouvertures et écouter la radio. En quelques heures, la zone est verrouillée par les forces de police et le trafic routier détourné. Des mesures de radioactivité sont réalisées par les pompiers et les cellules mobiles d’intervention radiologiques des départements voisins. Dans le cas où l’évacuation s’imposerait, ne pas oublier de prendre, surtout, ses papiers d’identité, quelques affaires et, toujours, écouter la radio après avoir coupé l’eau, l’électricité et le gaz. Puis prendre des pastilles d’iode stable… C’est ce qu’on appelle des mesures sérieuses, quoique un peu dérisoires comparé aux hautes technologies rassemblées sur le site de Marcoule. Sous le coup d’un séisme pressenti mais non défini, quelques dégâts « imprévus » – comme cela s’est dit dans toutes les langues après Fukushima – feraient de la région un désert pour quelques milliers d’années. Reste à savoir quels végétaux résisteront, quels types d’animaux s’y développeront, et comment. Avec leurs très scientifiques capacités d’anticipation, on peut être sûr que des laboratoires y travaillent déjà.