Loft-story carcéral
Voilà, il fallait bien que ça arrive. La mode est au reality-show et plus aucun domaine de la vie des hommes et des femmes n’échappe à la moulinette du faux vécu… Après le Loft, le lycée et la ferme, aujourd’hui, la prison avec la série « 9 m2 ». En se démarquant des grosses chaînes de la lobotomie commerçante, Arte a exploité ce filon inédit en nous collant une semaine durant de la fausse existence cellulaire. Je suis allongé sur le même lit à trois étages. J’ai la même fenêtre, la même table, finalement la même cellule. Néanmoins, face à ces images, le faux me saute à la gueule. Et quelle que soit l’intention des faussaires. D’ailleurs, Momo avoue qu’en jouant cette comédie, « c’est comme si je me retirais… du monde carcéral ».
Et c’est bien là le problème. Dans « 9 m2 », la prison a disparu, remplacée par le silence. Même au plus profond d’un quartier de haute sécurité, le vacarme ne s’évanouit jamais à ce point. Qu’importe l’heure, la rumeur des centaines d’emmurés presse sur l’instant personnel. Chaque peau de béton palpite à celle des voisins. Pas une nuit sans qu’un gars ne pète les plombs. Celui qui n’a pas eu sa dose. Celui qu’ils baluchonnent, direction le mitard. Du soir au matin et du matin au soir, la prison frappe à la porte et hurle à la fenêtre. Il n’y a rien à faire contre cet envahissement, sauf quand on ne supporte plus, comme ce congénère de Moulins qui, en rentrant de l’atelier, tirait des rideaux opaques et portait un casque anti-bruit.
Dans leurs « 9 m2 » de télé, où sont les centaines de gars du bâtiment ? Si ce n’est le caricatural et lointain appel à la prière d’un mufti d’occasion, la fenêtre est muette, pas de discussions ni de disputes. Les murs et les tuyaux ne résonnent pas aux différents codes pour annoncer l’approche de la ronde ou les trois coups brefs pour « les yoyos ! ». Chez moi, à 5 heures du mat’, les matons éveillent les transférés. Une demi-heure après, le roulis des chariots secoue les bâtiments. Les premiers verrous. À la période du Carême, les bruits des assiettes et les repas préparés sur les chauffes. La dernière ronde tourne et sort par les promenades. Un maton shoote une canette vide pour effrayer les rats. Ils discutent comme en plein jour. Les insultes pleuvent des fenêtres et en réponse quelques menaces s’élèvent. D’un coup, la galerie s’ébroue des verrous. À l’ambiance, on sait si on aura affaire la matinée entière à une équipe de fachos. Les portes claquent. Les ordres sont hurlés par le chef de table : « 1er, 2e, 4e, envoyez les mouvements 7 h 30 ! ». Chaque étage doit confirmer : « 1er reçu », « 2e reçu » et ainsi de suite. « 3e, quatre arrivants », « 3e reçu ». Et les cris sont incessants jusqu’au changement d’équipe et ensuite jusqu’à la tombée de la nuit et la fermeture des verrous. À chaque heure du jour et de la nuit, la prison vit et passent les heures. Nous sommes ces heures qui sonnent et s’enfuient. C’est la condition des prisonniers. Et pas besoin de montre, la rumeur nous alerte. L’horloge rythme le tempo de son sempiternel tic-tac de murs et de fer. Et son tapage nous sert de baromètre, on y pressent le degré de tension, si une bagarre se prépare, si des comptes se régleront à la douche ou dans l’escalier. La prison nous prévient si la journée sera longue ou si elle sera comme toutes les autres… un jour à perdre ou un jour à échapper au pire.
Il est normal que si l’émission « 9 m2 » ne fait pas ressentir la prison, les matons disparaissent avec elle. Aucun commandement, pas de présence menaçante, nul encagoulé. Du coup, l’enfermement est châtré de tout contenu d’oppression et de résistance. Il faut un effort d’imagination pour sentir la présence du maton derrière l’œilleton. Savoir qu’à tout moment, ils peuvent entrer et éructer un ordre, sonder les barreaux, retourner la cellule pour une fouille. Dans ce loft, même en rêve les acteurs ne pensent pas à la cavale. Et s’ils existent - on finit par en douter - les matons vaquent à des occupations tout à fait anodines. Où est la menace omniprésente du fusil dans le mirador ? Surtout aux Baumettes, où il n’y a pas si longtemps un maton a flingué un détenu désarmé et blessé quatre autres candidats au départ. Derrière la porte, toujours le silence, l’absence. Pas de cris : « En ligne, sortez les mains des poches ! », « En silence, alignez-vous ! ». Pas d’insultes ni d’humiliations jusqu’aux tabassages, et en réponse les dizaines de portes secouées à coups de tabourets. Dans cette zonzon imaginaire, ni trafic ni arme. Plus de balances, plus de besoin de se serrer les coudes. Le cellote ne fleure pas le chichon, pas de flasque de pastis dissimulée dans le caleçon. Pas d’infos à mots couverts, pas de portable. Tout est clean jusqu’à l’aseptisé. Rien à cacher, pas de révolte contre la direction, le JAP, la longueur des peines, pas de désespoir ultime, pas de récrimination ou de gueulante contre le système anthropophage, aucune revendication pour soi ou pour ses congénères, pas de rêve d’incendie, pas de souvenir des émeutes passées…
Les acteurs bidonnent. D’ailleurs ils savent ce que le spectateur attend. Pour dealer du folklore, ils collent dans le décor trois ou quatre photos de nanas à poil. Finalement, le seul intérêt de cet exercice est de réexposer le drame social de la prison. L’immense majorité de la population pénale n’a aucune conscience de sa situation. Ils subissent la prison, ils en sont les éternels vaincus. Le feuilleton « 9 m2 » nous expose un carcéral civilisé et propret. Le rêve de tout maître en communication de l’Administration pénitentiaire, une prison qui ne serait qu’une gentillette privation de liberté. Et pour le dehors, c’est d’autant plus crédible que ce sont des détenus qui nous la servent ! On comprend pourquoi l’ensemble des médias a trouvé ce triste spectacle très chouette. Par contre, regardez l’Éxpérience, le film d’Olivier Hirschbiegel, et vous saisirez pourquoi les laudateurs ont tout intérêt à dissimuler le face-à-face taulards/matons. Car que l’on soit d’un côté ou de l’autre, tout change, entre l’opprimé et celui qui par son rôle même devient finalement un tortionnaire.
Cet article a été publié dans
CQFD n°18 (décembre 2004)
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Paru dans CQFD n°18 (décembre 2004)
Dans la rubrique Chronique carcérale
Par
Mis en ligne le 24.01.2005
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