Au paradis des repentis

La réponse à la demande de conditionnelle de Jann-Marc Rouillan vient enfin de tomber : c’est non, car il n’a toujours pas expié ses péchés.Après dix-huit ans de cabane,il faut encore montrer patte blanche et se signer de l’autre, de préférence à genoux. Heureux les repentis car le paradis de la conditionnelle leur appartient !

NEUF MOIS APRÈS ma demande de libération conditionnelle, grands seigneurs, les magistrats ont enfin daigné me répondre. Sans surprise, leur refus sous forme d’homélie énonce les poncifs du culte des victimes. « Souffrances endurées par les victimes », « Détermination à dénier toute reconnaissance de la qualité de victime », « Déni à l’égard des victimes… notamment, celles exécutées sans autre forme de procès »… Les juges se gardent bien de préciser les faits, le nombre et jusqu’aux noms. Plus de général Machin-chose, ni de PDG Trucmuche, l’anonymat conforte leur destinée sanctifiée. Et le « notamment » laisse penser qu’il y en a d’autres, beaucoup d’autres ! Leurs fantômes ont rejoint l’immense troupe des errants aujourd’hui idolâtrés en un véritable paganisme d’État ! Cet obscurantisme n’est pas sans rappeler les cultes des ancêtres ou celui des divinités des forêts et des marais terrifiant les enfants dissipés. Qu’importe ! Car la culture chrétienne fichera sur ces basses croyances sa croix de fer. Et la vulgate s’étale au grand jour. Impossible d’échapper à la tartuferie. À la centrale de Lannemezan, certaines conseillères en insertion vous poursuivent un crucifix dans la main droite et le code pénal sous le bras gauche. « Monsieur Rouillan, vous avez pensé à vos victimes ? » Si vous tentez de fuir, elles vous lancent des anathèmes en vous promettant au moins pire « quatre ans de plus ! » Leur chef hante les coursives en proférant des menaces d’une voix caverneuse « Repentez vous ! Repentez vous ! » Le directeur prêche l’amour de son prochain mais renforce le carcan disciplinaire. C’est bien connu, qui aime bien châtie bien. Dans cette basilique de la haute sécurité, Dominique le moine, tenant lieu d’aumônier, observe avec amusement ce petit monde de nouveaux prédicateurs et de sacristains lui volant son pain quotidien.

Dans les prisons de France, par la force du plus fort, certains prisonniers succombent aux sornettes inquisitoriales. Ils se confessent en catimini ou participent à des cérémonies expiatoires puant la servilité et l’hypocrisie. Selon leur repentance, d’autres arborent des croix d’or et d’argent plus ou moins ostentatoires. Si près de Lourdes, on sait bien que le club de prière est un véritable ascenseur pour le paradis d’une conditionnelle. Et que dire de ces bonnes âmes du dehors s’imaginant en charge d’une mission sacerdotale ? Elles espèrent sans doute une indulgence en échange de nos conversions et nous abreuvent de correspondances pieuses. Pendant de longs mois, un évêque, finalement promu cardinal, a rencontré en cellule un ancien activiste révolutionnaire afin qu’il endosse la bure des pénitents et qu’il soit touché par la grâce de la « souffrance des victimes ». La foi l’a éclairé. Alléluia ! La magistrature de cette nouvelle République de Salo est à la dérive. Je ne m’étonnerais pas de lire prochainement dans les attendus d’une décision judiciaire la sommation à des génuflexions… Deux mille Ave et autant de Pater Noster… sans compter la crémation de quelques cierges, un pèlerinage à Rocamadour et l’achat de deux ou trois offices de rédemption. Il se trouvera toujours une crapule qu’on encensera pour prétendre haut et fort qu’une conditionnelle vaut bien une messe. Attention ! Il est essentiel de ne pas se tromper d’Évangile. Surtout pas ! Car autant l’amour du dieu blanc des catholiques est signe de réadaptation sociale, autant d’autres croyances religieuses seront comprises comme l’absolu contraire. Il faut voir comment ils traquent les musulmans. Les matons dressent les listes des prisonniers jeûnant pour le carême et réalisant scrupuleusement les cinq prières. Au rez-de-chaussée de chaque bâtiment, il y a bien une salle tenant lieu de mosquée. Mais elle est abandonnée depuis belle lurette. Sa fréquentation régulière était le prétexte à des refus de réductions de peine et à des transferts disciplinaires. Le pauvre gitan de Perpignan que l’on appelle Manolo en taule (ceux qui jouent de la guitare sont souvent baptisés Manolo), lassé d’une église raciste et rangée avec constance du côté des donneurs de coups de triques, s’est fait protestant comme la majorité de son peuple et n’hésite plus à prédiquer : « Moi yé m’en fous des grâcés et des victimes, yé suis évanyélisté. »

Lorsque le moine Dominique passe sous ma fenêtre, je l’apostrophe au cri d’« À bas l’Église ! » Il me répond par un large sourire et un « Toi, change de disque ! » Un après-midi dans la cour, profondément agacé par la tartuferie judiciaire, devant un troupeau d’ouailles, il questionna à haute voix : « Victimes ? Victimes ? D’abord il faudrait se demander qui sont les véritables victimes de ce système. » Son propos iconoclaste terrorisa deux culs-bénits qui jetèrent par-dessus leurs épaules des regards inquiets en direction de l’échauguette. Ils ont si peur d’être condamnés au bûcher par les inquisiteurs de l’application des peines. Ils savent qu’il en faut si peu. Pour tant l’interrogation de notre Savonarole est légitime. Qui sont, à notre époque, les véritables victimes ? Et que penser d’une telle dissymétrie ? Nous avons remarqué qu’aucun magistrat - eux pourtant si prompts à faire la leçon - n’a osé blâmer le général Aussaresses pour son empathie envers ses victimes fellagas ! Que dire de l’absence de reproche aux patrons d’Eternit ou des autres entreprises conditionnant l’amiante, ayant laissé crever à petit feu des milliers d’ouvriers ? Oui, qui sont les véritables victimes ? Quand on sait que les enfants de certains quartiers déshérités reçoivent à leur berceau un mandat de dépôt à titre ultérieur…

Les juges aiment à se déguiser dans les jupons noirs de la fille aînée de l’Église, mais ce ne sont que des pharisiens. La liturgie du culte des victimes est à sens unique. Il ne concerne pas puissants et maîtres toujours blanchis jusqu’à l’immaculé. Quel juge oserait ouvrir une information sur la complicité des gouvernants de ce pays dans le génocide rwandais ? Le monde barbote dans la barbarie, des armées de tueurs officient aux quatre coins de la planète et les troupes françaises ne sont pas exemptes de carnage. Il n’y a pas si longtemps, ils ont bombardé les usines des faubourgs de Belgrade et tiré à la mitrailleuse sur les manifestants désarmés devant l’hôtel Ivoire d’Abidjan. Sans parler de l’hécatombe quotidienne découlant des mécanismes de l’accaparement des richesses. Le droit consacre le vol. Et la paupérisation de masse coupable de tant de drames, l’exploitation du travail jusqu’à l’épuisement de la vie, les famines continentales et le manque d’eau potable représentent autant d’armes de destruction massives utilisées chaque jour contre la population mondiale. Oui, je vous le demande, qui sont les victimes ? Et qui sont les complices des lois régissant les massacres ? Poser ces questions est déjà un signe hérétique. Et tout mon propos illustre combien les juges ont raison quand ils affirment que mes « traits de personnalité » ne sont pas compatibles avec une « réadaptation sociale ». Ainsi soit-il !

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Paru dans CQFD n°28 (novembre 2005)
Dans la rubrique Chronique carcérale

Par Jann-Marc Rouillan
Mis en ligne le 17.01.2006