Du martini dans le molotov

Chez les taulards à perpette de Lannemezan, la déferlante anti-CPE a été suivie d’un oeil plus rigolard que passionné. La précarité ? En zonzon, elle a depuis toujours quelques longueurs d’avance. Le plus beau, c’est que pour bénéficier d’une libération conditionnelle, le détenu doit nécessairement avoir un CDI en béton. Mais pour notre correspondant, les images de la lutte évoquent aussi quelques bons souvenirs…

LA VOIX AU BOUT DU FIL me questionne : « Comment en zonzon voyez-vous la mobilisation contre le CPE ? » Je suis surpris et je n’ai pas grand-chose à dire. Bien sûr je regarde la télé et je lis les journaux, mais je ne vis pas la situation. Je me sens d’ailleurs d’un autre temps, d’un autre pays. Évidemment, en suivant la chaîne info américaine en direct, je frémis aux cavalcades des jeunes traqués par les hordes de scarabées noirs. Quelques souvenirs soixante-huitards remontent à ma mémoire. L’éclairage public se reflète sur les casques et les boucliers comme sur une carapace d’insecte… Le silence se prolonge. Mon interlocuteur l’interrompt brusquement, comme s’il se rendait compte. « Je comprends, je comprends… » Le camarade est un ancien prisonnier politique marseillais. Pour mieux visualiser sa tête, je me raccroche à un reportage de FR3-Provence, l’instant où il entre dans le box des accusés en roulant des épaules dans son blouson de teddy-boy. « Après l’hommage à Joëlle devant le mur des Fédérés, nous sommes allés aux bastons de Nation. » À son enthousiasme, je crois entendre exploser les grenades offensives. Il suffirait de si peu pour que les lacrymogènes me brûlent les yeux. Je me dis que j’irais bien faire l’après-dissolution d’une manif. « Mais le JAP [juge d’application des peines] ne voudra pas… c’est certain ! » Pourtant j’aimerais tant leur balancer un pavé sur la gueule ou, mieux, un Molotov, bien alcoolisé ! « Dans ton cocktail Molotov, il faut mettre du Martini mon petit… » De notre temps, les rengaines du père Ferré rythmaient l’anarchique désinvolture des rues en pétard. Jusqu’au dernier moment, j’aurais serré la bouteille brune contre moi. Puis mon regard aurait suivi son voyage dans le ciel orangé des réverbères. Avant qu’un geyser de flammes rousses illumine les godillots du mille-pattes… Sur l’écran de télé défilent les images d’une assemblée dans une fac occupée. Un jeune arbore sur la poitrine le visage du Che, il prend la parole : « Je demande le vote d’une motion condamnant la violence. » Les os du pauvre Guevara doivent faire des loopings dans sa tombe de Santa Clara. Originaire de Limoux, Mahmoud porte lui aussi un T-shirt du Che, il s’énerve : « Regarde-le ce couillon ! » Il est le seul étudiant encarté du bâtiment, finalement il est l’assemblée générale à lui tout seul.

En croisant un groupe de matons dans l’escalier, nous avons entendu : « Il ne faut pas que le gouvernement cède… » Ils croient si fort au parti de l’ordre. Une véritable religion. Mais dans la centrale, aucun prisonnier n’a évoqué publiquement le CPE. Seul Max s’est adressé aux collègues de l’atelier à la veille de la grève générale : « Oh les mecs, comment fait-on demain pour aller au boulot, paraît qu’il y a pas de métro !  » Regroupés autour de la table de béton, les gros costauds ont rigolé dans leur barbe. CPE ou pas, ici la vie sans vie suit son cours. Hier, René, dit « Canette » (parce qu’il peut dévorer six parts de canard aux olives, du moins c’est ce que prétend l’Albanais) et Stéphane le jardinier se sont traités d’enculés à la suite d’une histoire balourde de ramassage de pissenlits. Depuis plusieurs week-ends, ils bataillaient ferme pour nous démontrer qui des deux était le meilleur pâtissier. À l’étage, nous ne demandions pas mieux qu’à déjouer les goûteurs de ce concours enragé. « Le con, il met pas assez de beurre dans les beignets ! » Avec le retour d’un beau soleil, les boulistes ont réapparu dans la seconde cour. Lundi en fin d’après-midi, le préfet nous a rendu visite. Quant aux deux aumôniers, désormais ils évitent un étage. Ils ont appris que plusieurs adeptes d’une secte sataniste s’y étaient regroupés. Plus généralement, la détention grogne à propos du prix du téléphone. Au moins un tiers d’augmentation d’un seul coup, alors que, selon les infos de la télécon, les appels à partir d’un fixe ont baissé d’autant. « Encore une affaire de racket ! », conclut la vox populi des coursives. Mais ce n’est pas tout car les discussions tournent en boucle sur la nouvelle application des peines. La centrale de sécurité est au régime sec. Plus de condi. Plus de perm. Plus de grâce. Ou alors au comptes gouttes… Inutile de vous en dire davantage, nous avons d’autres sujets de conversation que les questions de l’heure pour les pékins du dehors. Et puis, CNE, CPE, CDD ou intérim, qu’importe si à l’extérieur les contrats de précarité se multiplient : notre JAP est très conservateur, il réclame dans chaque dossier de libération un CDI en béton, même pour les gars ayant dépassé l’âge de la retraite. Il se fout que la loi ait été votée au temps béni du plein emploi.

Mais n’allez pas croire que dans les zonzons nous ne réagissons pas aux problèmes politiques. Bien au contraire, mais instinctivement nous nous sentons plus proches de nos congénères taulards du monde entier. L’opprimé est solidaire de l’opprimé où qu’il se trouve. Et la détention entière a été particulièrement sensible aux images d’Abou Ghraïb et de Guantanamo. Comme elle ronchonne au silence orchestré dans les affaires de torture et des prisons clandestines de la CIA. Ces problèmes font partie de notre problème. Et nous nous en préoccupons sans doute beaucoup plus que les étudiants grévistes et incommensurablement plus que les béni-oui-oui mâchouillant le mot de démocratie à longueur de journée. L’après-midi où l’armée israélienne a attaqué la prison de Jéricho, d’un coup la tension dans la taule a grimpé d’un cran. Chaque coup de pelleteuse contre le bâtiment où s’étaient réfugiés les membres du FPLP était ponctué d’un « fils de pute ! » ou d’un « bâtard ! » Les taulards, quelles que soient leurs opinions, ont pris parti. Au rez-de-chaussée, un camarade a lancé un mot d’ordre de grève de plateau si les prisonniers étaient assassinés. Il faut rappeler que le seul bombage du bâtiment a été longtemps : « Gaza = Varsovie, Tsahal = Waffen SS. » À l’époque du siège de Jénine, un gars, à l’abri des caméras, l’a écrit en lettres bâtons sur le mur en face de la buanderie. Le slogan a tenu plus d’un an avant d’être effacé la semaine passée. Globalement, la Palestine est le centre de la politisation en prison. En cela les taules sont plus proches de l’état d’esprit des quartiers. Pourquoi en serait-il autrement, la composition cosmopolite de classe y est la même, comme l’état d’oppression… Pour en revenir au CPE, le 28 mars dernier, à l’heure de la manif générale à Paris, un bricard fait irruption dans ma cellote : « Fouille spéciale ! » Après la fouille à corps, je me rhabille et me glisse en promenade. À peine arrivé sur le terrain de sport, le talkie-walkie du surveillant crachote un ordre : « Tous les agents du bâtiment A doivent se rendre dans la cellule de Rouillan. » À mes côtés, Georges rigole : « Au moins, maintenant, on sait où va se dérouler la contre-manif pro-CPE ! »

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Paru dans CQFD n°33 (avril 2006)
Dans la rubrique Chronique carcérale

Par Jann-Marc Rouillan
Mis en ligne le 22.05.2006