« Si tu veux revenir entier, tiens-toi à carreau »
A la télé, quelques brèves images volées lors de l’incarcération d’Yvan Colonna ou d’une tête d’affiche du fait divers révélaient l’étendue de l’actuelle paranoïa pénitentiaire, du moins à ceux sachant la reconnaître. J’en ai eu la confirmation lors de ma venue pas très loin de la capitale. De ma lucarne, tout en haut du QHS de Fleury, j’ai assisté à deux de ces transferts extraordinaires. Sept ou huit véhicules bleus partent à la queue leu-leu bourrés jusqu’à la gueule d’encagoulés. Les matons racontent avec fierté que le convoi est équipé de mitrailleuses… sans compter, en guise de pompon, le survol d’un hélicoptère de la protection civile ! Ce cirque barbote jusqu’au cou dans la farce ridicule. Nous pourrions nous moquer et rire de ces extravagances, si elles ne reflétaient pas la folie et la haine sécuritaire s’imposant comme les sinistres marâtres de la nouvelle gestion carcérale. Mardi 21 septembre, je suis convoqué par la juge d’instruction du tribunal de Moulins pour être entendu sur les conditions de mon évacuation violente de la Centrale, en mai dernier (voir CQFD n°14). Arrivant dans la dernière ligne droite de ma perpète, je pensais échapper à ces conneries spectaculaires. Après dix-huit ans, c’est encore mal les connaître !
Ce matin-là, à la fouille de Fresnes, je finis ma nuit par un lent cent-pas dans une salle d’attente puante et sale lorsqu’ils entrent : six encagoulés harnachés d’un équipement digne de super-Mario. « Bouge pas ! Ne dis pas un mot, réponds simplement par oui ou par non. Tu sais où tu vas ? » Je fais un signe de la tête. « Bon, alors si tu veux revenir ici entier, tiens-toi à carreau… » Ils forment un cercle noir autour de moi. « Le blouson ! » Je donne le blouson et je soulève le T-shirt. « Quand je te le dirai ! », hurle le cagoulé sous mon nez. « C’est moi qui commande ! Tu comprends ça ? C’est moi le patron ! » Le ton évoque celui des sergents des Marines américains. Suis-je censé répondre ? « Oui chef, bien chef ! » Son collègue derrière lui épluche mon blouson centimètre carré par centimètre carré, couture après couture. Au bout de longues minutes, il termine enfin. « Le T-shirt ! » Et l’épouillage se poursuit. Interminable. « Le pantalon !… La chaussette gauche !… La chaussette droite !… Le slip !… » La cérémonie s’éternise et je me gèle les couilles dans la pièce de ciment aussi nue que moi. Débute alors la petite gymnastique : « Les testicules à droite !… Les testicules à gauche !… Les oreilles ! » Je ramène mes pavillons vers l’avant, il les scrute à la lampe de poche et exige que je passe mes mains dans mes cheveux. Ce qui me reste de poils ne dépassant guère les deux centimètres, je souris. « On n’est pas ici pour rigoler ! Accroupi, accroupi !… » La violence pointe derrière les ordres. Elle est palpable. Ils s’y préparent. Soudain, le cercle s’est resserré. « Accroupi ! Obéis ! » Chaque fois que j’affronte une telle situation, je repense au vieil Espagnol qui m’instruisait de ses expériences afin de me préparer (si l’on peut s’y préparer) aux tortures de la police politique franquiste. Lui y était passé, et combien de fois, sans parler de son séjour dans les geôles de la Gestapo et de son périple concentrationnaire du côté de Dachau. « Pense qu’ils ne sont que des machines, de toutes petites machines qui appliquent les ordres parce qu’une main a remonté le ressort… Et dis-toi qu’une machine ne peut humilier un homme, jamais… N’entre pas dans leur jeu, reste un homme… et tu seras le plus fort ! » Le cercle s’élargit à nouveau. À leur souffle, je sais qu’ils sont déçus, ils étaient si heureux de se faire une « vedette », comme ils disent.
À peine me suis-je rhabillé qu’ils m’enchaînent, me tirent, me poussent, me secouent. Ils m’enfilent sommairement un énorme gilet pare-balles me remontant jusqu’aux yeux. Craignent-ils que des membres de l’ERIS1 soient capables de m’empêcher de témoigner en m’allumant au fusil à lunette ? À mon passage, quelques matons rigolent. Que je sois content, d’autres ont droit à un chiffon dégueulasse sur la tête pour toute cagoule. À la grille principale, je décrypte l’écusson de leur unité : peloton d’intervention de la Garde républicaine ! Supris, je lis à nouveau pour m’en convaincre. Ainsi, ils ont contaminé de la fièvre rabique jusqu’aux gardes débonnaires. De mon temps, magnanimes, nous laissions filer ceux passant à notre portée ! Pourquoi flinguer des motards réservés au décorum très aristocratique des palais de la république… Aujourd’hui, succombant à la mode sécuritaire, ils sont allés jusqu’à créer leur propre unité de tortionnaires encagoulés ! Pas le moment de s’abandonner à la nostalgie, ils m’enferment dans une cage de fer digne des cachots de Louis XI. À peine la place de s’y recroqueviller, 60 centimètres sur 80 et impossible de se mettre debout. Le cerveau malade qui traça les plans de cette boîte avait au moins prévu un plafond d’aération et une minuscule plaque de verre pour la lumière. Pour le premier, un empilage de gilets pare-balles a réduit sa fonction au simple témoignage. Pour la seconde, un système artisanal permet à l’escorte de l’obturer en tirant un blouson. Me voici réduit à l’état de cornichon ! Au démarrage, je comprends que nous formons tout un équipage. L’écho des sirènes et les cris stridents des sifflets percent le blindage de ma cage. La boîte de conserve se trouve encadrée par plusieurs véhicules et motards de la Garde républicaine. Nous partons pour huit heures de voyage… quasiment officiel, si j’ose dire. Car l’outrance sécuritaire me propulse au rang protocolaire d’un roi africain ou d’un président d’une république bananière anciennement populaire… Dans le noir, j’en rigole tout seul.
1 Les Équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS), créées en février 2003 par le garde des Sceaux Dominique Perben, sont des brigades de surveillants formés par le GIGN et autorisés à porter la cagoule. « Un corps de mercenaires créé pour casser du détenu », comme dit Bernard Ripert, l’avocat de Rouillan [NDLR].
Cet article a été publié dans
CQFD n°16 (octobre 2004)
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Paru dans CQFD n°16 (octobre 2004)
Dans la rubrique Chronique carcérale
Par
Mis en ligne le 22.11.2004
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