Sembène Ousmane, cinéaste anticolonialiste

Libre Mandingue

Quitte à titiller les susceptibilités néocoloniales, rendons hommage au film Camp de Thiaroye, sorti en 1987 – près de vingt ans avant Indigènes, mais qui est passé quasi inaperçu en France – de l’écrivain et cinéaste sénégalais Sembène Ousmane (1923-2007).

CAMP DE THIAROYE raconte l’histoire d’un bataillon de tirailleurs sénégalais (c’est-à-dire aussi bien maliens, nigériens, tchadiens, burkinabés…) revenus en 1944 des charniers du conflit européen. Ils ont vu les blancs s’entretuer et connus les camps allemands, mais l’armée coloniale (gaulliste) décide de les parquer dans un camp de transit près de Dakar, dans l’attente d’être démobilisés et de toucher leurs solde. Tuant le temps comme ils peuvent, ils n’acceptent plus l’ennui, les vexations et le mépris, eux qui ont « bouté le boche hors de France » au prix d’énormes sacrifices (« Ils étaient de toutes les batailles. Ils étaient la première armée de la France libre », rappelle un sous-officier). Lorsque leurs supérieurs veulent réduire leur pécule de moitié – « Que feront-ils de tout cet argent dans leur case ? », arguent les « messieurs casqués », vichystes de la veille, – les tirailleurs se mutinent et séquestrent un général. Le 1er décembre 1944, les blindés, un régiment d’artillerie et un autre régiment indigène font feu sur le camp. On décompte trente-sept morts et de nombreux blessés, d’autres sont emprisonnés et déchus de leurs droits militaires. Malgré le caractère tragique de cet épisode honteux et méconnu, Sembène le met en scène avec humour et humanité. Le film reçoit le prix du jury au festival de Venise, mais sa diffusion en France se fait dans la plus grande discrétion. Camp de Thiaroye renvoie également à un autre événement sanglant et ignoré de cette période, celui du massacre en 1940 du village d’Effok, en Casamance, par l’armée coloniale française (pétainiste) venue arracher de force les mâles en âge de combattre pour en faire des « engagés volontaires » et réquisitionner le riz pour l’effort de guerre. Ce sera l’objet d’Emitai (1971), où Sembène rend aussi hommage à l’esprit de résistance des femmes contre la passivité et le fatalisme.

C’est parce qu’« aussi longtemps que les lions n’auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur » que Sembène Ousmane, inspiré de sa propre expérience, a voulu raconter la résistance des opprimés face à la domination coloniale. Né en Casamance d’un père pêcheur et libre-penseur, Sembène Ousmane quitte l’école à 13 ans après avoir giflé le professeur qui voulait lui enseigner le corse. Maçon, tirailleur, puis mécanicien, il assiste à la première grève africaine des cheminots de la ligne Dakar-Bamako en 1947, qui servira de matière à son roman Les Bouts de bois de Dieu (1960). Arrivé clandestinement à Marseille, il devient docker où il se syndique et participe au blocage du port trois mois durant pour empêcher l’embarquement d’armes destinées à l’Indochine. C’est là qu’il découvre les livres de Jack London et Claude McKay, l’auteur de Banjo (1929), qui est de fait son prédécesseur noir et communiste sur les quais de la cité phocéenne. En 1956, il écrit Le Docker noir, récit quasi autobiographique des galères et espoirs d’un clandestin mêlé à un homicide involontaire. Mais c’est la caméra qui va le consacrer « père du cinéma africain », avec notamment le film La Noire de… (1966), prix Jean-Vigo, qui dépeint l’histoire d’une jeune Sénégalaise que ses patrons blancs amènent avec eux à Antibes. La jeune fille préférera la mort à l’esclavage moderne.

Considérant que « la corde neuve démange aussi le cou de la chèvre », Sembène décrie également avec ironie le ridicule et la corruption de la nouvelle bourgeoisie post-coloniale. Dans ses derniers films, il s’attaque à la condition de la femme africaine (Faat-Kine, 1999) et à l’excision (Moolaadé, 2004). Sans complaisance, un de ses plus grands films, Ceddo (1977), brocarde la complicité des dignitaires musulmans et des chefs traditionnels dans la déculturation des sociétés traditionnelles et l’esclavage. Au XVIIe en Casamance, les Ceddos constituent la basse caste de la société mandingue. Ces « gens du refus », qui savent que « le chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut emprunter deux chemins à la fois », refusent d’abandonner leurs fétiches et d’adopter la religion de leur roi, l’Islam. L’arrogante princesse Yacine Dior est kidnappée par un Ceddo qui revendique la fin des brimades. Un imam félon usurpe le trône et oblige à la conversion de la communauté, qui va se déchirer sous le regard glacé et calculateur de deux toubabous : un marchand d’armes, d’alcool et d’esclaves et un missionnaire qui attend son heure. La princesse reviendra venger son père et tenter de rétablir la cohésion sociale en butant l’imam. Par cette fable très méticuleuse dans la description des rituels de parole et des rapports sociaux, Sembène, musulman lui-même, ose critiquer la religion majoritaire du Sénégal. Il affirme qu’« aucune foi ne vaut la vie d’un homme », et qu’« on peut faire autre chose que de regarder vers l’Arabie Saoudite ou vers l’Occident. On peut regarder vers l’intérieur de l’Afrique, sa culture, sa spiritualité ». Le film est interdit au Sénégal par le président Léopold Senghor sous le faux prétexte d’une querelle orthographique (« Ceddo » prendrait un seul « d » au lieu de deux). Mais cette censure est un hommage pour un homme de la trempe de Sembène Ousmane, qui savait que « celui qui rame dans le sens du courant fait rire les crocodiles ».

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