AFGHANISTAN

Les junkies de Gengis Khan

Premier producteur mondial d’opium et d’héroïne, l’Afghanistan connaît également le plus fort pourcentage de population toxicomane au monde. Rencontre à Paris avec Raheem Rezaï, usager de drogues vétéran, et Olivier Maguet, responsable de la mission Médecins du monde à Kaboul.

Raheem a débarqué un beau matin dans le Centre d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues (Caarud) où je bosse, à Colombes. Leader communautaire et travailleur pair pour Médecins du monde (MDM) à Kaboul, Raheem est venu faire un petit tour d’Europe d’un mois, histoire de changer d’air et d’éloigner les menaces qui pèsent de plus en plus ouvertement sur sa pomme.

Sans âge, même s’il déclare cinquante ans, Raheem est réservé et ne paye pas de mine. Il suffit pourtant de l’observer et de croiser son regard pour piger qu’on a affaire à quelqu’un qui en a beaucoup vu et qui sait ce qu’attendre veut dire. Ce jour-là, pas trop le temps de discuter, il est venu rencontrer nos usagers. Rendez-vous est donc pris quinze jours plus tard dans les locaux parisiens de MDM. Lors du rencard, Raheem est accompagné d’Olivier Maguet, coordinateur de la mission MDM à Kaboul depuis 2006. La traductrice ayant fait faux bond, c’est dans un anglais qu’il n’apprend que depuis un an et d’une voix lasse que Raheem raconte son histoire : « J’avais dix-neuf ans quand l’armée russe a envahi le pays. Le président Najibullah, leur partisan, était pachtoun, c’était mauvais pour nous les Hazara. Ils ont pris mon oncle et l’ont tué sans qu’on sache trop pourquoi. Je me suis réfugié en Iran, mais bien que chiites comme nous, les Iraniens ne nous aiment pas non plus. Un soir, avec un ami, j’ai voulu me défendre contre des types qui nous ratonnaient, et j’en ai tué un. Je suis resté douze ans en prison, où j’ai commencé à fumer l’opium : ils nous en donnaient pour bosser. J’ai vu beaucoup de camarades partir pour leur exécution. À ma libération, j’ai filé au Pakistan et j’ai fait du trafic d’héroïne avec l’Iran. Là, j’ai commencé à injecter. Les deux fois où je me suis fait attraper, c’est parce que je n’avais pas de quoi graisser la patte des policiers. J’ai repris six mois, puis un an. Parfois, j’ai l’impression d’avoir passé ma vie en prison. À ma sortie, je suis reparti au Pakistan, j’y ai travaillé pendant trois ans comme menuisier pour payer ma drogue. J’en étais à deux grammes et demi par jour d’héro pure à 70 %, je dormais sur mon lieu de travail. Je suis rentré à Kaboul en 2004. J’ai survécu, SDF, dans les ruines du centre culturel russe, avec des centaines d’autres usagers. J’ai fait sept cures de désintoxication, mais ça n’a jamais marché. Les policiers raflent les gens, les enferment, les soignent avec des douches froides et ne leur donnent aucun traitement. J’ai rencontré les gens de MDM en 2007. Je suis devenu travailleur pair en 2008 et j’ai été un des premiers à bénéficier du programme méthadone. Là-bas, ce sont les seuls à nous aider, que ce soit pour les droits humains ou la réduction des risques. » Raheem s’arrête de parler pour boire un peu d’eau. Il est naze, qu’il m’explique : il s’est totalement sevré de la méthadone depuis deux jours, il en bave.

Photo de Yann Lévy

Olivier Maguet prend le relais : « On est arrivés à Kaboul en 2006. En trente ans, cette guerre a fait un million de morts sur vingt-cinq millions d’habitants, six millions de réfugiés, et laissé 700 000 handicapés physiques. Il y a deux psys dans tout le pays pour soigner un nombre incalculable de traumatisés et de malades mentaux. L’Afghanistan, avec un taux de chômage de plus de 40 %, est le seul pays au monde où chaque famille a son toxicomane. On en compte au moins un million dans tout le pays, 140 000 rien que sur Kaboul, et on ne parle même pas des femmes, impossibles à dénombrer. La majorité de ces usagers est d’ethnie hazara. Depuis des lustres, les Pachtouns dirigent ce pays, quel que soit le régime – monarchique, démocratique, pro-soviétique, taliban, pro-ricain… Et même quand diverses factions se tirent la bourre, Tadjiks et Pachtouns sont d’accord sur un truc : “niquer” ces descendants de Gengis Khan qui forment depuis toujours les catégories socioprofessionnelles les plus basses. C’est avant tout une question sociale, même si des problèmes religieux viennent s’y ajouter.

« Face à une telle situation, continue Olivier Maguet, notre objectif, plus encore que de distribuer des seringues ou de la méthadone – qui n’existait pas avant notre arrivée –, a été de transmettre notre savoir-faire, nos outils en matière de réduction des risques et puis former vingt travailleurs pairs. Parmi eux, Raheem s’est imposé d’emblée, il s’était déjà levé à plusieurs reprises pour parler au nom de ses camarades. Lors de l’été 2008, une épidémie de choléra s’est déclarée, les usagers tombaient comme des mouches, les hôpitaux publics refusaient de les prendre en charge. On a mis en place un plan d’urgence. C’est Raheem qui trouvait les points d’injection à des gars au capital veineux dévasté et il transfusait toute la journée. On a mis en place des équipes qui interviennent quotidiennement sur les scènes de shoot. Outre le collectage et la distribution de seringues, elles disposent de fioles de Naloxone, un antagoniste de l’héroïne, qui permettent de contrer les overdoses. Un usager formé à l’injection et capable de gérer ses consos shoote toute la journée ceux qui n’arrivent plus à trouver leurs veines. Nous avons également réussi à prescrire les premiers antirétroviraux en avril 2009. Il est difficile de chiffrer précisément les taux de contamination VIH et VHC dans un pays où il n’existe pas de veille sanitaire, mais toutes nos observations indiquent une tendance à l’explosion. Après un long travail de plaidoyer, nous avons obtenu la mise en place d’un programme méthadone dont ont bénéficié soixante-dix usagers. Au vu des excellents résultats, nous avons voulu, avec le soutien de la ministre de la Santé – une femme, hazara de surcroit –, élargir le programme à beaucoup plus de monde, mais le ministère de la Lutte contre les drogues s’y est opposé. Ce ministère est tenu par les mêmes types qui dirigent le trafic, tant domestique qu’international. »

Comment enrayer l’expansion du phénomène dans un pays où la production et le trafic représentent les deux tiers de l’économie, où la production a explosé depuis l’arrivée des Américains – en 1979, la production d’opium était de 180 tonnes ; en 2007, année record, de 8 000 tonnes ? « Seul Obama pourrait dézinguer tous ces mafieux, se risque Olivier Maguet. Il ne le fera pas, parce qu’il lui faudrait reconnaître que la CIA a encouragé la production pour financer les chefs de guerre qui combattaient les soviétiques. Il lui faudrait reconnaître tout ce qu’ils ont accepté depuis dix ans qu’ils sont là. La lutte contre la drogue faisait partie de la feuille de route de l’Otan après le 11 septembre 2001. Il lui faudrait admettre que ce qui a été présenté comme une stratégie efficace a couté 14 000 morts américains, un budget de 200 milliards de dollars, une mauvaise réputation dans le monde entier pour les siècles à venir, et admettre tout simplement qu’ils ont fait fausse route. La seule solution serait de légaliser pour tuer la valeur économique du produit et de reconvertir la production dans la fabrication d’antalgiques, dont on manque dans plein de pays du Sud. En attendant, on rame avec nos pauvres soixante-dix patients et les autres continuent de crever… Notre devoir, avant de partir, c’est de transférer nos outils aux Afghans, de les former, de ne pas leur faire prendre de risques inutiles, de témoigner, de prendre une véritable position politique. Ça dépasse l’engagement humanitaire classique, mais on sauve pas les pauvres, nous ! »

Avant de les quitter, je demande à Raheem comment il vit les menaces dont il fait parfois l’objet de la part de policiers ou d’usagers jaloux de son statut – il gagne 500 euros par mois –, et comment il envisage l’avenir : « Je n’ai plus de famille, je suis seul, j’essaie d’aider ma communauté. Les Américains ne sont pas venus ici pour nous aider, il n’y a pas vraiment de solution. On a tourné des vidéos avec Elliot [réseau international d’usagers de drogues] pour témoigner de la situation, on essaie de faire du bon boulot. Après, on verra… »1


1 Cette interview a été réalisée en avril 2012. Médecins du monde a quitté l’Afghanistan fin 2012, comme le prévoyait le programme, après avoir formé 176 personnes à la réduction des risques, fait bénéficier soixante-huit patients d’un traitement de substitution à la méthadone et travaillé auprès de 27 000 usagers de drogues. Raheem intervient toujours auprès de ses pairs pour le compte d’une ONG afghane et milite au sein du groupe d’auto-support des usagers de drogues afghans (Adug).

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3 commentaires
  • 21 mars 2013, 10:44, par xaccrocheur

    Ça c’est de l’article ou j’ai jamais rien lu. Bravo à tous, et salut à MDM et à tous leurs patients.

    • 21 mars 2013, 20:45, par 4k45h3d0

      Pareil, de l’info, des gens qui ressemblent pas à du plastique. Big up.

  • 21 mars 2013, 13:09, par syrreau

    Excellent article, très éclairant. Merci à vous

  • 27 septembre 2016, 18:08, par Manu

    Bravo Thierry, toujours aussi précis et objectif !

Paru dans CQFD n°108 (février 2013)
Par Thierry Pelletier
Illustré par Yann Levy

Mis en ligne le 21.03.2013