Passagers clandestins

Les damnés de la mer

Les ports étant superfliqués depuis le 11 septembre, les passagers clandestins seraient-ils en voie d’extinction ? Rien n’est moins sûr. Mais la mer est parfois chargée de leur disparition. Le profit des armateurs ne supporte pas les déperditions, même passagères.

On dénombre à peine ceux qui se font arrêter, à peine ceux dont on retrouve les corps. Depuis le Bangladesh, le Nigeria, l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire, ils tentent leur chance sans trop savoir où se dirige le bateau qu’ils empruntent. Quelques provisions, de l’eau, et ils s’enferment dans des conteneurs, se planquent là où ils peuvent, un recoin de la salle des machines ou de la cargaison, voire le compartiment du gouvernail, où trempés d’embruns ils risquent de tomber et de disparaître dans les remous de l’hélice.

En mai 2015, les dockers du port de Philadelphie trouvent le corps sans vie d’un Ivoirien qui vient de passer 19 jours de mer au fond d’un cargo anglais. Sans plus de recherches, les autorités annoncent qu’il serait mort au choix de chaleur, d’un manque d’oxygène, d’une intoxication aux traitements insecticides des fèves de cacao qu’il a côtoyés tout du long ou enseveli sous cette cargaison mouvante. À côté du cadavre gonflé, un sac à dos, du lait en poudre et des emballages de barres... chocolatées.

En août 2014, un ferry belge dépose un conteneur sur le quai de Tilbury, près de Londres. Des ouvriers du port sont alertés par des cris et des coups provenant de l’intérieur. Ils y trouvent un cadavre et un groupe de migrants (35 Afghans dont 13 enfants) très déshydratés, en état d’hypothermie, restés enfermés près de vingt jours. Il y a eu plus horrible.

En 1992. Le porte- conteneur MC Ruby, qui bat pavillon de complaisance des Bahamas, est exploité par un bureau chypriote, affrété par une compagnie camerounaise, géré par des marins ukrainiens recrutés au port d’Odessa, le tout sous la houlette d’un proprio monégasque. Tout baigne, dans le sillage de la mondialisation. Six jours après escale au port de Takoradi au Ghana, l’équipage découvre neuf passagers clandestins, qu’il séquestre trois jours dans le puits de chaîne de l’ancre. Rançonnés, sept Ghanéens et un Camerounais sont finalement assommés à coups de barre de fer, achevés au fusil-mitrailleur et jetés à la mer au large du Portugal. Un seul survivant, Kingsley Ofusu, échappe au massacre et aux marins en furie qui le traquent sans succès pendant trois jours, jusqu’aux quais du Havre. Cette tuerie entre damnés de la mer illustre à son paroxysme la pression pesant sur les marins, chargés d’éviter la lourde amende infligée pour avoir mené des migrants dans un port européen. Cinq membres de l’équipage sont reconnus coupables, le capitaine et le second condamnés à perpète, les trois autres prenant 20 ans ferme. Quatre ans après, le drame se mue en scénar à sensation d’un téléfilm américain. The show must go on.

Pas de retard à terre
Un commandant qui découvre des migrants à son bord doit les débarquer au port le plus proche, et organiser fissa le rapatriement avec la police locale. L’option de demande d’asile est à éviter à tout prix, du point de vue de la rentabilité du navire, ce qui reviendrait à rester coincé à quai le temps de l’instruction du dossier. Encore faut-il que le port en question accepte. Ancien flic militaire passé à Phoenix Group, une boîte de sécurité américaine, Michael McNicholas, évoque un cas concret dans le manuel de sécurité pour capitaines qu’il a publié en 2016. Sachant que les autorités d’Haïti refusent tout retour de leurs ressortissants, un commando de sa société embarque de force 15 Haïtiens découverts dans un cargo en Louisiane, pour les déposer vite fait sur la piste de l’aéroport de Port-au-Prince. Délesté, le jet privé affrété pour l’opération repart illico comme un voleur. L’opération ainsi menée revient moins cher que le respect de procédures obligeant à garder ces indésirables.

Des aléas chiffrés en dollars
L’assureur maritime suédois The Swedish club chiffre le coût d’un passager clandestin à 38 500 dollars en moyenne, davantage si le cas est complexe. Tout changement de route, toute immobilisation au port se traduit par des milliers de dollars perdus. Le rapatriement ? À la charge de la compagnie. Une hantise pour les armateurs, une aubaine pour les assureurs, le risque, vrai carburant de leurs profits, faisant grimper les tarifs des contrats. Des dollars dans les yeux comme un Picsou paniqué par des trous dans ses dividendes, certains évoquent le rejet par les autorités sanitaires d’une cargaison de blé en vrac parce qu’un cadavre de migrant y aurait été trouvé, ou la destruction d’un conteneur de médicaments après le séjour de tels intrus.

Comme ses concurrents, le UK P&I club, gros assureur londonien, préconise aux propriétaires de navires de recruter des vigiles privés dans les ports des pays pauvres. Et de transformer l’équipage des marins en flics. Leur rôle : surveiller les accès aux escales, échelle de coupée, chaîne d’ancre, sans oublier de fouiller toutes les caches possibles. La menace de sanctions judiciaires et financières est partout : code pénal, injonctions des assureurs, règles de l’OMI (Organisation maritime internationale dépendant des Nations unies). Tout assigne à l’équipage ce rôle de police de l’immigration, assurant le premier interrogatoire à bord, le fichage, la photo. Ensuite, il se fait geôlier, surveillant un sans-droits enfermé dans une cabine ou un local verrouillé du bateau.

Pour la géographe Paloma Maquet, c’est là une gestion privatisée des frontières, externalisée par les États et confiée aux compagnies maritimes et leurs salariés, sous pression des assurances, ce qui assure plus largement « un transfert des traditionnelles fonctions régaliennes de contrôle des frontières vers l’ensemble des acteurs portuaires ». Assumer ce sale boulot offre des avantages pécuniaires, amendes et représailles financières allégées, voire levées, si l’équipage coopère...

D’invisibles noyés
Ces exilés en transit sont normalement protégés par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ils doivent être nourris, recevoir les soins médicaux nécessaires. Mais les assureurs veillent. Attentifs au danger financier que généreraient ces intrus, ils mettent même en garde contre leurs mensonges et tentatives d’apitoyer l’équipage en « inventant » la misère qu’ils diraient fuir vers de meilleurs horizons. Une fable, c’est bien connu... En janvier 2006 à Durban, sept de ces prétendus bonimenteurs sont jetés à l’eau. Deux se noient aussitôt. Invités à plonger, selon l’équipage. « Je ne peux pas le prouver, mais je crois fermement que des passagers clandestins sont souvent jetés par-dessus bord pour éviter les amendes. On ne retrouve pas les corps mais on entend les récits », dit Welcome Nkomo, inspecteur de police du port sud-africain de Durban au correspondant du Guardian.

Solidarité des gens de mer, parfois
Tous les matelots ne jouent pas aux exécutants serviles en endossant le rôle de flics, gardes-chiourmes, ou même bourreaux. « Il est arrivé que des équipages se cotisent pour prendre en charge un gars, lui versent le pécule. À l’escale, personne ne l’a vu partir..., note Jean-Philippe Chateil, de la CGT des Marins. Mais on réduit partout les effectifs à bord, en baissant les salaires, surtout sous pavillon de complaisance. Les compagnies ne veulent surtout pas dépenser un sou pour des réfugiés... »

Une enquête menée par le réseau Migreurop dans 22 ports européens en 2010 a épinglé les statistiques largement sous évaluées par l’ONU, qui compte 2052 passagers clandestins interceptés en 2008, seulement 120 quatre ans plus tard. La même année, le seul assureur Western of England dit avoir traité 125 dossiers, dont deux personnes décédées en raison des émanations toxiques de la cargaison de bois exotique où elles s’étaient cachées...

Déplacement des déplacés
Partout dans le monde, les ports surveillés de près placent les navires hors d’atteinte des crève-la-faim. Grilles high-tech, patrouilles, conteneurs passés au scanner, matelots mis à contribution pour traquer les clandestins : la mise en place à partir de 2002 du code ISPS clôturant et fliquant les ports a contribué à déplacer le problème. « Il y a une presque disparition apparente des passagers clandestins. Les échos sont rares, comme si c’était devenu un phénomène homéopathique, note Patrick Chaumette, directeur du Centre de droit maritime et océanique de l’Université de Nantes. Les voies de passage terrestres et maritimes visent plus Gibraltar, la Libye, Lampedusa... Et sont de fait beaucoup plus dangereuses. » Outre les naufrages, il évoque notamment le cas de ces canots gonflables naviguant au ras de l’eau, pratiquement sans écho radar, déchiquetés et coulés aussitôt par des cargos taillant leur route sans même les avoir vus... Ce que des juristes faux-cul renomment la « pression migratoire illégale » entre alors dans le monde du ni vu ni connu.

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Le papier de Julia Zortea, "Géométrie d’un assassinat", publié en deux parties dans les numéros 12 et 13 d’Article 11.

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