Dossier « Chroniques portuaires »
Le port du Pirée racheté par le géant chinois du fret maritime : « Que diable allaient-ils faire dans cette trière ? »
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Cosco est un géant mondial du fret maritime, dont les fonds sont approvisionnés par des banques d’État chinoises. Tout sauf un hasard. L’acquisition du port du Pirée est en effet une opération éminemment stratégique pour la Chine, qui ambitionne d’ouvrir une nouvelle « route de la soie » et ainsi s’offrir un accès privilégié au marché européen.
En face, le TAIPED, fonds grec de privatisation tenu par la Troïka. Selon cette dernière, la vente du port du Pirée participerait largement du programme de recouvrement de la dette grecque. Ce n’est pas gagné, les estimations les plus optimistes chiffrant à 1,5 milliard d’euros les gains générés par la privatisation. Un montant insignifiant comparé à une dette nationale avoisinant les 310 milliards.
Dès 2009, les terminaux II et III sont vendus à la Piraeus Company Terminal (PCT), filiale de Cosco. Ce n’est qu’un début. Le 26 juin 2016, le gouvernement Tsipras fait un pas supplémentaire en cédant 51% des parts au mastodonte du transport maritime. L’accord prévoit qu’à terme COSCO détiendra 67 % du Pirée, pour un montant total de 368,5 millions d’euros. Même en ajoutant les 300 millions d’euros d’investissements prévus par Cosco, ainsi que 410 millions d’euros de revenus liés à la concession, on arrive difficilement aux 1,5 milliard annoncés. Magie des soldes.
Bien informé, un employé de Cosco fait part de son ressentiment vis-à-vis d’une opération qu’il considère comme un cadeau du gouvernement grec : « Tsipras avait promis qu’il ne vendrait pas le port. Il a fini par le brader ! Le pire, c’est qu’il restait 65 millions d’euros dans les caisses, qui sont allés directement dans les poches de Cosco ! ». Il s’étonne aussi d’une apparente coïncidence : le montant de la transaction est équivalent à celui que PCT aurait dû verser au port du Pirée pour les 10 prochaines années de concession, soit 400 millions d’euros. Maintenant que Cosco est le nouveau propriétaire du port, sa propre filiale lui paiera tous les ans les droits de concession. C’est ce qu’on appelle un cercle vertueux du capital. Et un investissement à risques minimes pour Cosco, qui profite allègrement des largesses du TAIPED et du gouvernement grec.
60 000 entrepreneurs... ou 60 000 rameurs ?
En juin 2016, le premier ministre Tsipras livre dans un discours enflammé ses rêves les plus fous concernant l’opération. Selon lui, la vente bradée du Pirée attirera les faveurs des investisseurs internationaux, qui redonneront du travail aux ouvriers grecs en voie de paupérisation. Il n’est pas seul à penser ainsi. C’est également le cas de Petros Kokkalis, fils d’oligarque grec et adjoint au développement économique de la mairie du Pirée.
Avec sa chemise légèrement ouverte et son air décontracté, Kokkalis est un requin aux allures de dandy. Il voit dans l’arrivée de Cosco l’occasion d’un développement entrepreneurial à base d’incubateurs de start-ups. Il a de qui tenir, étant le fils de Socrates Kokkalis, bien connu en Grèce pour son parcours hétéroclite : ancien agent de la Stasi, propriétaire du club de football l’Olympiakos, businessman dans la télécommunication et le jeu d’argent, cité dans les Panama Papers... Un vrai touche-à-tout.
Petros a pour sa part exercé la fonction de vice-président des entreprises créées par son père. Il s’inscrit pleinement dans la lignée dynastique avec, comme touche personnelle, l’activité de conseil dans le secteur des start-ups. Lui aussi multiplie les casquettes, puisqu’il participe en temps qu’expert de « l’économie bleue » à des journées d’études de la Commission européenne. Désireux d’en savoir plus sur ses activités, nous le retrouvons dans un bâtiment de la mairie. Son bureau est lumineux, spacieux, moderne et accueillant. Aux murs sont accrochés des plans du Pirée, ainsi qu’un calendrier avec comme illustration un bateau traditionnel : une trière. Un symbole qui apparaît également sur le plan de travail du bureau de Petros. Une manière d’afficher sa conviction : l’avenir du Pirée passera par son identité maritime ! D’où la métaphore de la trière. Il explique en effet que Le Pirée serait à l’origine de la démocratie européenne, puisque 60 000 rameurs s’y seraient constitués en assemblée au Ve siècle athénien. Il faudrait selon lui renouveler cet exploit fondateur et pionnier, en constituant une assemblée de 60 000… entrepreneurs !
Perdu derrière les volutes de l’écran de fumée qui se dégage de son cigare, Petros continue son délire. Il prétend que le rameur était déjà à l’image de l’entrepreneur contemporain : tourné vers les autres pays, au cœur de dynamiques d’échanges et donc de recherches de marchés. Avec ce que cela comporte de flexibilité… « Le rameur est un self made man en puissance : il n’a rien dans les poches ! » C’est vrai que les employés de Cosco galèrent en fin de mois. Doit-on pour autant en déduire que les travailleurs du Pirée sont dorénavant condamnés à « ramer » au quotidien ?
Diviser pour mieux régner
Sur la partie du port contrôlée par PCT, la filiale de la maison-mère, les ouvriers-fonctionnaires ont été remplacés par des travailleurs flexibles, répartis entre différents prestataires de services. PCT a créé une grosse centaine d’emplois directs pour assurer la direction des affaires et la réalisation des tâches administratives. Concernant le « gros œuvre » (manutention, entretien des machines, etc.), c’est un grand nom de la logistique grecque, Elgeka, qui a décroché le jackpot. L’entreprise s’est empressée de fonder Diakinis Port Ltd, qui emploie aujourd’hui entre 120 et 150 personnes. Les mille travailleurs restants sont embauchés par 5 autres prestataires de services grecs, contractualisés à leur tour par Diakinis. Au total, ce sont environ 1 300 contrats qui passent par l’entreprise ou ses prestataires.
Un imbroglio organisationnel qui fait partie intégrante de la stratégie de management. « L’organisation du travail est un aperçu de ce qui se fait ailleurs en Grèce », explique un représentant du personnel des travailleurs du port du Pirée employés par Diakinisis (ENEDEP). « Cela permet à Cosco de se protéger : on ne peut pas l’affronter directement. La direction peut toujours dire que ce n’est pas de sa responsabilité. »
Le 14 juillet 2014, une grève éclate sur les terminaux II et III, gérés par PCT. Le port tourne au ralenti pendant trente heures. Les revendications des travailleurs ? Le droit de s’organiser... et de se reposer ! Il faut dire que leurs journées de boulot durent parfois seize heures, avec interdiction de s’arrêter pour aller aux toilettes. L’action est un succès. Pour la première fois depuis 2009, une organisation syndicale voit le jour. Elle réunit à présent 500 personnes, employées directement et indirectement par Diakinisis. Très vite, l’initiative porte ses fruits : les journées sont réduites à huit heures et les pauses autorisées. ENEDEP parvient également à limiter les licenciements abusifs et à faire respecter un programme de travail. « Fini les SMS reçus au dernier moment pour nous dire d’aller bosser. Maintenant, les boîtes respectent 70% du programme. C’est déjà ça. », explique le même représentant. À ce jour, ENEDEP négocie une convention collective. Le syndicat espère obtenir le droit à une retraite anticipée identique à celle dont bénéficient les autres travailleurs du port.
De l’autre côté des quais, sur le terminal I, OMYLE, le syndicat historique des travailleurs du port du Pirée, continue de représenter les 800 employés face à Cosco, le nouveau propriétaire. Récemment, des réunions avec la direction se sont déroulées dans une ambiance tendue. Le syndicat demandait des garanties sur les salaires et sur le maintien des postes. La direction a préféré orienter les discussions vers un nouveau règlement intérieur qui se surimposerait à la convention collective historique du port. Conseillée par l’ancien président du port, M. Kouvaris, Cosco cherche à nouveau à diviser les rangs des travailleurs, agitant la menace du recours à Diakinis Port Ltd. Insidieusement, la direction laisse entendre qu’elle ferait bientôt appel à son partenaire grec pour combler les futurs besoins de main - d’œuvre...
Sous couvert de l’intérêt commun (la lutte contre le chômage pour Alexis Tsipras, le développement entrepreneurial pour Petros Kokkalis), la démocratie grecque se bafoue elle-même. Il s’agit d’attirer les investisseurs, quelles que soient les conditions. L’essentiel ? Que l’argent rentre, que ça circule. C’est une « stratégie win-win », comme le dit Cosco dans une lettre envoyée à ses nouveaux employés : tout le monde gagne, « en parfaite harmonie ». Enfin... Tout le monde... T’as qu’à ramer, d’abord ! Tu verras ensuite.
Cet article a été publié dans
CQFD n°152 (mars 2017)
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Paru dans CQFD n°152 (mars 2017)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Hector de la Vallée
Mis en ligne le 25.01.2019
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