Alep, Idlib, Deraa, Daraya, Douma, Talbeeseh, etc., dans la plupart des villes syriennes non occupées par le régime ou Daech, la population a profité du cessez-le-feu relatif pour descendre à nouveau massivement dans la rue. D’où viennent ces voix ?
Leila Al-Shami : Ces manifestations montrent que, bien qu’invisibilisée avec la militarisation du soulèvement, la résistance civile reste très vivace. Ces hommes et ces femmes sont descendus dans les rues pour mettre l’accent sur les buts premiers de la révolution : la chute du régime, l’unité du peuple syrien contre les logiques de divisions sectaires et confessionnelles.
Dans ce contexte de guerre et de siège et malgré la famine et les bombardements, comment s’organise ce mouvement de rébellion civile dans ces « zones libérées » ?
Quand nous parlons de « zones libérées », c’est un peu plus que de la simple rhétorique. Dans Alep, par exemple, les différents conseils locaux [1] continuent d’assurer les services publics et vitaux pour la population locale, ainsi que l’auto-administration de chaque territoire en l’absence de l’État. Je parle de plus de 100 organisations de la société civile, la seconde plus importante concentration de groupes civils actifs du pays. Cela comprend quelque 28 associations de médias libres, des organisations de femmes, d’urgence sanitaire et de soins. Cela inclut également des organisations éducatives, telle Kesh Malek, qui dispensent un enseignement non idéologique aux enfants, et dont les locaux sont souvent installés dans des sous-sols par crainte des bombardements. Sous le règne totalitaire d’Assad, la société civile était inexistante, et aucun média indépendant n’était toléré. Dans la démocratie d’Alep libérée, ces pratiques se sont développées à mesure que les gens ont commencé à s’auto-organiser, puis à auto-administrer leurs communautés. Cela représente, selon moi, les objectifs originels du mouvement révolutionnaire.
Il y a eu de fortes tensions entre ces manifestants et les troupes de Jabhat al-Nosra, la milice djihadiste affiliée à Al-Qaïda, qui domine la zone libérée d’Idlib. Ces derniers ont même dû quitter le village d’Abou Douhour suite à des manifestations hostiles.
Dans les défilés, les manifestants arborent le drapeau de la Syrie Libre [aux trois bandes noir-blanc-vert, floqué de trois étoiles rouges, également emblème de l’Armée syrienne libre (ASL)], tandis que les drapeaux noirs djihadistes sont significativement absents. Cela représente objectivement une menace pour al-Nosra. C’est pour cette raison que cette organisation a tenté de réprimer les protestations en tirant sur la foule. Il y a toujours eu une distance entre le mouvement de résistance populaire et les éléments conservateurs et extrémistes de la résistance armée. Les groupes comme al-Nosra ont pu être acceptés parce qu’ils ont montré leur efficacité au combat contre le régime. À une certaine époque, ils ont également pu gagner en popularité en montrant leur capacité à dispenser des services de base aux populations, grâce au soutien financier des monarchies du Golfe et de la Turquie d’Erdogan. Ceci dit, l’opposition civile aux forces réactionnaires n’est pas chose nouvelle. Dans l’histoire de la révolution syrienne, il y a eu plusieurs manifestations populaires contre les groupes al-Nosra ou Jaysh al-Islam quand ils ont essayé d’imposer leurs agendas aux populations.
Quelle est la situation dans la Ghouta orientale (province de Damas assiégée depuis trois ans par le régime), dominée militairement par la puissante milice salafiste Jaïsh al Islam ?
La Ghouta orientale est sous un feu incessant. Les forces d’El-Assad et russes ont ciblé en priorité les infrastructures civiles comme les écoles, les hôpitaux et les marchés. Plus de 160 000 personnes sont assiégées dans des conditions désespérées. Des groupes rebelles autoritaires ont également été accusés de vols et de confiscation de nourriture, contribuant ainsi à l’aggravation de la souffrance des populations. Mais, malgré ces épreuves, la population de la Ghouta orientale pratique la solidarité communale à travers des solutions concrètes qui rivalisent de créativité pour tenter d’améliorer la vie quotidienne et tenir le siège. Des puits sont creusés pour l’alimentation en eau. La puissance solaire et la méthanisation des déchets fournissent une énergie alternative. Des hôpitaux de fortune, des écoles sont tenus à bout de bras. Enfin, des cultures vivrières – généralement des potagers sur les toits – se sont développées pour parer aux risques de famine. Début 2106, deux villes de la Ghouta, Erbin et Zamalka, ont tenu des élections libres pour désigner les représentants du Conseil local.
Pourtant, la guerre a vu les forces de l’ASL s’entremêler avec des brigades islamistes, voire djihadistes... Comment expliques-tu cette contradiction ?
Au vu de ses ressources limitées, il était inimaginable pour l’ASL de se battre à la fois contre les armées syrienne, russe et iranienne, avec leurs milices confessionnelles associées, mais également contre Daech, et de combattre en plus de cela des groupes comme al-Nosra qui affrontent aussi le régime, et qui, sur ce point précis, se sont révélés des alliés utiles. Selon les territoires, la situation est différente. Les milices armées dans le nord de la province d’Alep sont composées à la fois de groupes liés à l’ASL et aux islamistes. Ces derniers représentent la culture conservatrice de la partie rurale. Leurs membres disposent de ce fait d’un fort soutien local. A contrario, le sud de la Syrie est majoritairement contrôlé par le « Front du Sud », une coalition de plus de cinquante groupes de l’ASL, unis autour d’une plateforme laïque et démocratique, qui a rejeté dans son ensemble toute coopération avec des groupes islamistes extrémistes. Le Front du Sud trouve du soutien via la Jordanie, mais cette dernière a largement réduit son appui ces dernières semaines, sous la pression des États-Unis, qui souhaitent que les rebelles concentrent leur action sur le combat contre Daech plutôt que sur le régime, même si Daech est très peu présent dans le sud de la Syrie…
Un des enjeux des mouvements révolutionnaires fut, dès le début 2011, de lutter contre les divisions confessionnelles, qu’elles soient poussées par le régime ou par l’intervention de puissances régionales. Les clivages sectaires traversent-ils aujourd’hui davantage la population ?
Le sectarisme a été bien plus visible dans la formation des groupes armés que dans le mouvement civil de résistance. La confessionnalisation doit être comprise comme une stratégie délibérée du régime pour diviser l’opposition syrienne. À titre d’exemple, les communautés sunnites rebelles ont été délibérément visées par les shabbiha du régime [milices armées essentiellement composées d’alaouites] afin de créer un clash interreligieux. L’entrée en scène d’une puissance chiite comme l’Iran et du Hezbollah a pareillement contribué à des divisions selon des lignes confessionnelles, et a renforcé le poids de l’« argument » islamiste selon lequel il s’agissait d’une guerre entre sunnites et chiites. Quand le régime s’est emparé de Homs, les registres fonciers ont été détruits, et des alaouites se sont installés dans les habitations vides des sunnites. L’assaut du régime et du Hezbollah sur Zabadani et le siège qui a affamé la ville de Madaya sont destinés à forcer les habitants sunnites à quitter ces zones. Il est à craindre que les « Libanais » [le Hezbollah] et les miliciens chiites irakiens s’y installent avec leurs familles.
Cette stratégie d’Assad a été confortée par le soutien à des groupes rebelles confessionnels par les puissances adverses, qui cherchent à établir des zones d’influence. À l’inverse, aucun État n’est intervenu pour défendre la lutte populaire et ses valeurs…