L’édito du n°207

Les âmes vivantes

On croyait naïvement respirer, s’accorder quelques bouffées moins anxiogènes... Mais au bout d’un tunnel sous le Covid, c’est Poutine qui nous attendait...

On croyait naïvement respirer, s’accorder quelques bouffées moins anxiogènes... Mais au bout d’un tunnel sous le Covid, c’est Poutine qui nous attendait : bruits de bottes inquiétants – il bluffe, il bluffe pas ? –, puis reconnaissance des deux territoires ukrainiens sécessionnistes du Donbass et, dans la foulée, l’invasion. À l’heure où l’on écrit ces lignes, il y a des combats dans Kyiv 1, les tanks avancent, les obus s’abattent sur Kharkiv, la population ukrainienne se terre, fuit vers les frontières de l’ouest ou s’arme à la va-vite – tout ça, à une journée de bagnole de la frontière française. Tétanisant.

Nous voilà pour l’heure vissés à nos écrans, mettant à jour nos quelques savoirs géopolitiques, écarquillant yeux et oreilles devant le racisme d’éditocrates en roue libre, philosophant sur l’exode en cours et le flux migratoire qui s’annonce : « On parle pas de Syriens qui fuient les bombardements du régime [...], on parle d’Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures 2. » Ou : « Ce sont des Européens de culture. […] Nous ne sommes pas face à des migrants qui vont passer dans une logique d’immigration 3. »

Côté réactions politiques, rien de foufou mais quand même des évolutions à noter, Mélenchon ayant notamment mis de l’eau dans son ambiguë vodka 4. En revanche, on s’étonne de voir circuler dans nos réseaux des « expertises » géostratégiques à la truelle, qui la jouent camp contre camp, rappelant des précédents sans trop de rapport ou dénonçant au doigt mouillé le sort des russophones d’Ukraine 5… Non, on ne peut pas faire comme si c’était anodin de se prendre des bombes sur la gueule, et comme si celui qui les lance était un peu excusable, vu que c’est un ennemi des Amerlos qu’on n’aime pas trop non plus. Les ennemis de nos ennemis, etc. C’est pas si simple.

Il nous semblait pourtant que, pas moins que les États-Unis, la Russie avait largement fait, dès le début des années 1990, ses preuves comme puissance impérialiste agressive, avant même que l’Otan ne vienne chasser sur ses plates-bandes. Après avoir attisé les tensions intercommunautaires dans les anciennes républiques soviétiques, elle occupe militairement – et jusqu’à aujourd’hui – une partie de la Moldavie et de la Géorgie. La montée en puissance de l’Otan, à la fin de la même décennie, coïncide avec la terrible boucherie des deux guerres de Tchétchénie, la première (1994-1996) sous Boris Eltsine, la deuxième (1999-2000) au début du premier mandat de Poutine : entre 150 000 et 300 000 morts civils. Avec un peu de mémoire, difficile de la jouer camp contre camp, façon coup de billard imparable à douze bandes.

De notre côté, le déclenchement de cette guerre nous a surpris en plein bouclage de ce numéro de CQFD. Depuis, on se demande un peu d’où qu’on cause. Réponse lucide : d’un pays très riche, quatrième puissance nucléaire mondiale, qui n’hésite jamais longtemps à envoyer son armée défendre ses intérêts bien compris. Mais aussi d’un pays où, avec toutes les dominations et toutes les limites qu’on sait et qu’on dénonce, un canard comme le nôtre peut paraître sans encombres – ce qui ne serait pas forcément le cas en Russie – et où manifester est une liberté certes menacée, mais pas un acte héroïque non plus.

Alors on pense beaucoup à ces Russes, souvent des femmes, qui se plantent dans la rue, parfois seuls, avec une pancarte contre la guerre, avant de se faire embarquer par la police ; et à ces milliers d’autres qui se sont réunis, malgré la trouille, dans les plus grandes villes du pays. Notre empathie, on n’a pas tant envie de la gaspiller envers les présidents bombardeurs et on n’a guère l’intention d’essayer de se mettre dans leur tête. Mais plutôt dans celles de ces jeunes soldats envoyés au casse-pipe pour une cause qui n’est celle de personne, et des civils qui subissent les bombardements ou fuient leur pays.

L’Union européenne (UE) devrait annoncer dans les prochains jours l’ouverture inconditionnelle de ses frontières aux réfugiés ukrainiens, à qui seraient octroyées des autorisations de séjour, avec permis de travail, pour une durée pouvant aller jusqu’à trois ans 6, voire l’adhésion de l’Ukraine à l’UE via une procédure accélérée. Quant aux sanctions inédites et historiques qui sont prises contre la Russie, on n’est pas dupes et on se dit bien que la Chine, la Syrie ou l’Arabie saoudite seraient également de bonnes clientes. Reste que sur le premier point, on espère bien fort que les enfants blondinets aux joues roses qui affluent aux postes-frontières slovaques, polonais, roumains et hongrois mettront enfin à l’Europe le nez dans le caca de sa politique migratoire. Et que des voix s’élèveront de plus en plus nombreuses contre le traitement différencié des populations fuyant un conflit selon des critères clairement racistes : à l’heure où ces lignes sont écrites, à la frontière polonaise, les expatriés africains sont repoussés ou passent après les autres. D’où ce mot de la fin : accueil inconditionnel, et basta. ●


1 On a l’habitude, en français, d’appeler de son nom russe, « Kiev », la capitale de l’Ukraine. Les autorités du pays insistent depuis plusieurs années pour faire adopter son nom ukrainien, « Kyiv ». On tente le coup.

2 Philippe Corbé, sur BFM-TV (24/02/2022).

3 Christophe Barbier, sur BFM-TV (26/02/2022).

4 L’article de Mediapart « Ukraine : Mélenchon aux prises avec son passé » fait le point sur les revirements et contradictions du leader de la France Insoumise sur le régime russe (26/02/2022).

5 Lesquels, au moment où nous bouclons, semblent en fait assez motivés pour envoyer les tanks se faire cuire le cul.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°207 (mars 2022)

Dans ce numéro de mars aux belles couleurs roses et rouges, un dossier sur « les saigneurs de l’info », mais aussi : une terrible enquête sur les traces d’un bébé mort aux frontières près de Calais, un voyage au Caire en quête de révolution, un stade brestois vidé de sa substance populaire, un retour sur les ronds-points jaunes, une gare en péril, des cavales, des communards pas si soiffards...

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