Le picrate de la marquise

Qui aurait envie d’un vin phosphorescent pour s’éclairer la nuit ? Personne, sans doute, et les viticulteurs du Tricastin, jouxtant la centrale, ont argué de ce constat de bon sens afin de revendiquer… le changement du nom de leur pinard. Retour sur une petite histoire des temps nucléaires.
par ferri

Le pays du Tricastin s’étend sur la vallée du Rhône et les collines qui la bordent : sur celles-ci les vignobles d’une vingtaine de villages classés depuis 1973 dans l’Appellation d’origine contrôlée (AOC) Coteaux du Tricastin ; dans celle-là, à côté de la RN7, de l’A7, de la ligne TGV et du canal de Donzère-Mondragon, depuis 1974, la centrale nucléaire Georges-Besse dite du Tricastin. La manne financière et les emplois du nucléaire ont longtemps suffi à entretenir le consensus. Mais il y a eu Tchernobyl, puis, vers la fin des années 2000, la crise viticole. Cette petite appellation, où la culture se fait malgré tout avec des moyens industriels, et qui est distribuée dans les supermarchés, n’a pas les volumes suffisants pour rivaliser avec les trois millions d’hectolitres des Côtes du Rhône voisines face à la baisse des prix. En peu de temps, l’AOC Tricastin perd 40 % de son volume, et les deux cent cinquante viticulteurs arrachent 700 hectares pour n’en garder plus que 1 800. La faillite est annoncée. C’est alors que surviennent les incidents de l’été 2008, les médias titrant sur les fuites d’uranium au Tricastin. Les responsables du syndicat d’appellation montent au créneau, réclament des analyses de radioactivité, dénoncent une grave atteinte à leur image, veulent être indemnisés. Ils ont une idée derrière la tête : voilà l’occasion unique de se refaire une virginité en gommant les erreurs « qualitatives » du passé. Comment ? En refusant dorénavant tout amalgame entre leur pinard et la centrale nucléaire. Mais encore ? En changeant de nom, pardi ! Selon le bon vieux principe : ce qui ne se voit plus n’existe plus, et n’a même jamais existé. C’est plus facile que de restaurer la confiance des consommateurs en mesurant régulièrement les isotopes. Comment leur jeter la pierre ? D’ordinaire, les vignerons font-ils analyser leurs vins afin d’y quantifier les résidus de pesticides pour en informer leurs clients ? La présidente d’Areva, Anne Lauvergeon, qui a accolé quelques éoliennes à la centrale pour verdir son industrie, rencontre là des gens sérieux, avec qui l’on peut parler marchandise. Alors qu’elle n’a toujours pas indemnisé les maraîchers directement touchés par la pollution de 2008 (qui irriguent avec des forages situés aux abords de la centrale), elle signe rapidement un chèque de plus d’un million d’euros au syndicat pour promouvoir la future « nouvelle appellation ». Chez Areva, on est bien conscients qu’une méfiance à l’égard d’un vin qui fréquente d’un peu trop près une centrale, ce n’est pas bon pour leur industrie. Faire des analyses pour rassurer, désamorcer les débats sur le bien-fondé de cette source d’énergie, ça coûte cher, ça prend du temps et c’est hasardeux. Il faut donc changer de nom !

D’accord, mais où le dégoter ? Comment le choisir ? Un économiste d’Inter-Rhône1, Brice Eymard, rappelle « qu’une étude menée aux USA montre que dès qu’on monte en gamme, les gens ont envie qu’on leur raconte des histoires ». Le président de l’AOC, Henri Bour, en conclut qu’en racontant des histoires aux gens, son vin va monter en gamme. L’histoire, ce sera celle de la marquise de Sévigné qui séjournait au château de Grignan (Drôme). C’est parti pour Grignan ? Petit problème, le « Vin du Pays de Grignan » existe déjà et les vignerons y sont attachés, par sentimentalisme… et aussi parce qu’il sert de déversoir pour leur trop plein en côtes-du-Rhône. La solution est vite trouvée : on rajoute « Les Adhémar », du nom d’une famille noble locale du XIIe siècle (ça, c’est de l’histoire !) pour éviter toute confusion. Restait à convaincre l’Institut national des appellations d’origine (l’INAO) – chargé, en principe, de défendre l’authenticité d’une appellation, de faire respecter la tradition, de s’appuyer sur la célébrité d’un nom consacré par un usage… –, qui examinait la demande depuis deux ans. Mais l’influence d’Areva, relayée par les régionaux de l’étape, le député UMP Hervé Mariton et le ministre de l’Industrie Éric Besson, fait merveille. En quelques mois, l’affaire est conclue : l’AOC nouveau Grignan-les-Adhémar est disponible pour la récolte 2010, qui bascule ainsi dans le règne absolu du marketing.

Dans un moment de lyrisme, Henri Bour va jusqu’à déclarer que « le changement de nom a été l’occasion de remobiliser les vignerons autour de la qualité et d’une démarche commerciale dynamique… Ce n’est pas une démarche bio, mais on s’en rapproche. » Dans le cahier des charges de la nouvelle appellation, rien ne vient garantir un « rapprochement » vers le bio. Et l’inénarrable président n’hésite pas à conclure : « C’est pour ça qu’on a mené cette croisade. Nous voulions être jugés sur nos vins, pas sur notre nom. » Dans un monde où tout est falsifié, « chaque nouveau mensonge de la publicité est aussi l’aveu de son mensonge précédent »2.


1 Inter-Rhône « représente l’ensemble de la viticulture et du négoce des Côtes-du-Rhône et de la vallée du Rhône ».

2 Guy Debord, La Société du spectacle, Folio – Gallimard, 1996 (1967).

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1 commentaire
  • 21 juillet 2011, 07:25, par Sergio

    Notons néanmoins que les viticulteurs de « Côte de Blaye » (en bordelais) n’ont pas demandé une requalification suite aux problèmes(*) de la centrale nucléaire de même nom en 1999...

    « Blaye » plus porteur que « Tricastin » ?

    (*) Inondation suite à la « tempête du siècle ». On a envisagé à l’époque d’évacuer la petite bourgade de Bordeaux...

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