La France éternelle
Le musée du réac irrite
Des dossiers empilés, un ordinateur vétuste, un frigo, une mauvaise lampe au plafond, un escalier en colimaçon qui rejoint un balcon où quelques matelas sont acrobatiquement suspendus… Attenante au hall d’entrée de l’Hôtel de Soubise, la petite pièce contraste avec la majesté des lieux, siège des Archives nationales, dans le iii e arrondissement de Paris. Assise autour de la table, avec trois de ses collègues, Isabelle raconte : « Le 12 septembre, Sarkozy a annoncé que c’est ici, dans une partie de ces bâtiments, qu’il a choisi d’installer ce qu’il nomme la Maison de l’Histoire de France, ce musée qu’il s’était engagé à créer lors de sa campagne présidentielle. » Colère des personnels. La grève commencée le 16 septembre 2010 cessera le 9 octobre. Manière de « ne pas pénaliser les lecteurs, ni les visiteurs, mais de les inciter à rejoindre notre combat », avait alors expliqué Nadine Gastaldi, conservatrice en chef, tout en précisant que l’intersyndicale avait décidé de maintenir l’occupation nuit et jour. Le 27 janvier 2011, après l’annonce gouvernementale du maintien de la mission des Archives nationales, décision est prise de lever le camp. Pour quelques jours seulement : le 8 mars, la confirmation du projet par le cabinet de Mitterrand, ministre de la Culture, ramène derechef matelas, sacs de couchage et packs d’eau minérale.
« Depuis vingt ans, on demande des effectifs et des moyens », explique Isabelle. C’est ici que depuis 1790 sont conservées toutes les archives concernant l’activité de l’État – documents des ministères et des Parlements royaux, actes privés – y compris ceux du Moyen Âge. « Ce projet de musée veut s’approprier un tiers des locaux existants, en prétextant que le déménagement des archives postérieures à 1790 vers le site de Pierrefitte va libérer de l’espace… C’est faux. Nous avons besoin de cette place pour mettre à la disposition des chercheurs les minutes de notaires de la période 1885-1935. Et surtout, cela serait l’occasion d’améliorer enfin la conservation des registres du Parlement de Paris et de mettre à plat les chartes scellées et leurs cachets de cire qui sont aujourd’hui pliés, faute de place. » Depuis plusieurs années, aux demandes des personnels (restaurateurs, conservateurs, documentalistes) de réhabilitations des bâtiments existants, le coût avancé – 76 millions d’euros – avait mis fin à toute discussion. Qu’importe ! C’est sans vergogne que l’État parle aujourd’hui d’un budget de 60 millions d’euros – avec auditorium, centre de conférences, espace d’accueil public et centre de recherches, s’il vous plaît – pour réaliser la Maison de l’Histoire de France, caprice de Nagy-Bocsa.
Car au-delà du débat sur les conditions de travail et la poursuite de la mission des personnels des Archives nationales, c’est une certaine conception de l’histoire qui a heurté visiteurs et universitaires, scandalisés par un projet allant à l’encontre des principes de la recherche. Il est vrai qu’entre le débat sur l’identité nationale, les coupes dans l’enseignement de l’histoire en filière scientifique, la France présentée une fois encore comme « la fille aînée de l’Église », l’occultation de la mémoire de l’esclavage et les saillies récurrentes du ministre de l’Intérieur Guéant, il y a de quoi s’inquiéter, ou s’amuser, des ambitions du Sarko et de ses collègues aux ordres. Que sera, de fait, le musée de ce petit monsieur qui « veut renforcer l’identité et répondre à un besoin de sens » sinon la représentation de l’histoire de France depuis les grandes moustaches blondes gauloises à une actuelle « identité française » fantasmée et univoque ? D’ores et déjà, Jean-François Hébert, chargé de la préfiguration du projet, propose une exposition sur le drapeau français… L’historien Nicolas Offenstadt, membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, rappelle : « Hervé Lemoine [initiateur du projet et directeur du musée des Monuments français] est hostile aux débordements des mémoires de tous ces groupes minoritaires qui veulent avoir leur place dans l’histoire : les descendants d’esclaves, les immigrés, les Arméniens… Tous ces groupes, qui recherchent une part de leur passé parfois d’une manière bruyante ou parfois à travers la loi. […] Il se sent “envahi”… […] Contre ces mémoires très variées, il pense qu’il faut donner du national. » Sur les façades de l’Hôtel de Soubise pendent de grandes banderoles proclamant « Non à la Maison de l’Histoire de France », pendant que les personnels informent les visiteurs. Une pétition a déjà recueilli plus de 10 000 signatures.
« Ce soir, je vais dormir dans le salon princier », affirme Nadège, une des occupantes. « Quoique le bureau du Prince est pas mal non plus… » Sur le mur, le duc de Guise regarde en coin le cardinal de Rohan…
Cet article a été publié dans
CQFD n°88 (avril 2011)
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Paru dans CQFD n°88 (avril 2011)
Par
Illustré par Berth
Mis en ligne le 02.06.2011
Dans CQFD n°88 (avril 2011)
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