Ma cabane sur La Plaine
Le fantôme de la ZAD
Un ring dressé dans le square, des rounds de trois minutes, le fair-play des boxeurs, des boxeuses, et les cris de la foule… Drôle de scène qu’on eût dit tout droit sortie de la biographie d’Arthur Cravan ou d’une foire du siècle dernier. Une trousse de premiers soins était à disposition, infirmiers ou toubib interviendraient en cas de besoin, mais aucune autorisation n’avait été demandée – fait notable en France, où mille paperasses, taxes et assurances sont exigées pour le moindre pet émis en public. Idem pour le tournoi de mini-foot organisé en ouverture du festival. Pas de doute, un rapport de force inédit est engagé entre le quartier de La Plaine et une mairie qui veut le domestiquer.
« C’est des gens qui aiment casser des bouteilles et chier par terre : des zadistes », a lâché Gérard Chenoz, adjoint au maire délégué aux Grands projets d’attractivité et maître d’œuvre de la « reconquête » du centre-ville, lors d’une réunion avec des commerçants du quartier, le 10 mai 2017. En acte et en parole, la mairie martèle son mépris, visant à séparer une prétendue « minorité malfaisante » du reste du quartier – forains, familles, commerçants, assos culturelles, club de supporters de l’OM… Avec ses concerts, tournois de foot et de boxe, conférences, projections de film, loto, causerie baladée, manif de quartier et banquet final (tout à ciel ouvert !), L’Or de La Plaine a déployé un feu d’artifice de créativité, de punch, de plaisir de faire ensemble. Un esprit d’ouverture a plané sur les lieux. Qu’ils viennent de quartiers populaires de Barcelone, de Notre-Dame-des-Landes ou du Val de Suse, les invités ont tous rapporté des expériences de luttes qui tirent leur force d’un enracinement dans un territoire, mais aussi d’une capacité à faire converger les énergies, l’ancien et le nouveau, le nerveux et le non-violent, l’autochtone et la jeune pousse récemment implantée…
Seul point noir, cette belle semaine a aussi fait grincer les dents du voisinage. Car même si les festivaliers respectaient les horaires, certains fêtards ont prolongé les flonflons jusqu’à point d’heure, sous les fenêtres de riverains déjà à cran à cause de la chaleur. Des protestations sont venues mitiger l’ambiance. Se pose alors la question de la liberté. L’idée selon laquelle elle s’arrête là où celle des autres commence a contribué à rendre les villes aussi mornes que des cimetières. Mais jusqu’où peut-on aller sur une place autour de laquelle vivent des gens très différents – dont certains rêvent que le quartier ne soit qu’un lieu de résidence, apaisé, à l’abri de toute confrontation ?
Une ZAD est-elle possible en ville ? Une info a filtré fin mars : certains hauts-flics marseillais le redoutent. Quelque 300 anarcho-autonomes seraient prêts à s’opposer physiquement aux travaux sur La Plaine. Ce condé-leaks indiquait aussi que plusieurs salles et troquets étaient dans le collimateur. Coïncidence ? Tous ces lieux ont subi des descentes de la brigade des bars dans les quinze jours suivants.
Mais la crainte d’une ZAD relève ici du fantasme. Ne s’agit-il pas plutôt d’un utile épouvantail ? Laisser le square à l’abandon et tolérer ce qui sera vite vu comme une appropriation illégitime de l’espace public paraît aujourd’hui la seule tactique à portée de main d’une mairie aux abois. Avec ses constructions sauvages de tables, bancs, comptoir, ring, le square est depuis quelques mois habité par une vitalité peu commune. Mais, si on n’y prend garde, il se réduira peu à peu à un bac à sable où on laisse les minots s’amuser avant de sonner la fin de la récré. Les nuisances attenantes à cette autogestion inhabituelle vont, selon le calcul des autorités, provoquer des conflits entre le « noyau dur » et le reste du quartier qui, excédé, finira par souhaiter que la rénovation vienne enfin remettre de l’ordre.
Cette permissivité fait partie de la même stratégie que le laisser-aller dans le traitement des déchets du marché ou l’éclairage défectueux de la place1. Ce qui met au défi les opposants de porter le débat dans le quartier. Comment faire pour que l’hétérogénéité de la population comme des usages ne soit pas un facteur de division ? Est-on capable de dialoguer sans passer par la médiation d’institutions qui jouent le pourrissement ? Une assemblée de quartier devrait être ce lieu où faire émerger quelques vérités largement partagées : les pires nuisances sont à venir, avec le chaos d’un chantier interminable, et une fois les commerces actuels ruinés par ledit chantier ou préemptés par la mairie, les petits copains du secteur privé viendront y implanter des brasseries et restaurants à terrasse, dont le brouhaha touristique submergera la place jusqu’à deux heures du matin. Sans oublier que les déficiences d’éclairage ou de nettoiement réapparaîtront dès la fin des travaux, l’incurie étant structurelle.
Lors d’une réunion avec les forains, dont une trentaine seront poussés dehors dès septembre sous prétexte de pose de nouvelles canalisations d’eau (six mois avant le début du chantier proprement dit !), Gérard Chenoz a prétendu qu’il ne pouvait les autoriser à installer provisoirement leurs stands dans le square central, à cause d’une association de dangereux individus qui a fait main-basse sur les lieux ! Comment s’appelait-il, le semeur de zizanie d’Astérix ?
1 La Provence a pointé l’obscurité dans laquelle est plongée la place comme l’une des causes possibles de la récente mort d’un jeune homme, poignardé en pleine Fête de la musique.
Cet article a été publié dans
CQFD n°156 (juillet-août 2017)
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Paru dans CQFD n°156 (juillet-août 2017)
Par
Illustré par Patxi Beltzaiz
Mis en ligne le 25.03.2018
Dans CQFD n°156 (juillet-août 2017)
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