Une mémoire à travailler
Le Portugal face à son passé colonial
« En Angola, j’en ai tué plusieurs des comme lui. » Ces mots glaçants ont été proférés par Evaristo Marinho, un retraité de 76 ans, avant d’entrer en prison. L’après-midi du 25 juillet dernier, en pleine rue à Lisbonne, il abat tait de quatre balles Bruno Candé, un acteur noir de 39 ans originaire de Guinée-Bissau – une ancienne colonie portugaise. Quelques jours avant son assassinat, Evaristo Marinho l’avait déjà menacé : « J’ai baisé ta mère et toutes ces Noires de merde […]. J’ai une arme de l’Outre-mer. »
Deux semaines après cet ignoble crime raciste, une douzaine de fascistes rassemblés sous l’étiquette « Résistance nationale » se la jouaient Ku Klux Klan en paradant de nuit devant les locaux de SOS Racismo, avec masques blancs et torches à la main. Les nazillons manifestant « contre le racisme anti-national » et « en hommage aux policiers morts en service » venaient d’envoyer à deux députées noires et à des militants des luttes antiracistes des lettres de menaces de mort leur intimant de « sortir du territoire national ».
Alors qu’aux élections européennes de mai 2019, toute la gauche se pâmait devant le faible score de l’extrême droite lusita nienne (0,49 %), le Portugal serait-il en train de sombrer soudainement dans le racisme ?
Ces dernières années, le pays a connu une recrudescence d’actes de ce type. En janvier 2019, la vidéo d’une brutale opération de police à l’encontre d’une famille d’origine angolaise dans le quartier de Jamaica, en banlieue de Lisbonne, avait déclenché un important débat public et d’inédites mobilisations de jeunes Afro-Portugais. En février dernier, des chants racistes et des cris de singe lors d’un match de football professionnel à l’encontre de Moussa Marega, joueur noir de Porto, ont également suscité une vague d’indignation. Figure de la lutte antiraciste portugaise, Mamadou Bâ souligne : « Les attaques racistes de l’extrême droite dans l’espace public ont augmenté à partir du mois de juin dernier. Des peintures murales pleines de slogans racistes sont apparues dans l’agglomération de Lisbonne, avec des menaces explicites de violence et de mort. »
Dans ce contexte, de nombreuses manifestations contre les violences policières et le racisme ont agité les villes portugaises suite à la mort aux États-Unis de George Floyd le 25 mai. Le discours médiatique a cependant minimisé les revendications des cortèges lisboètes Black Lives Matter. Les chaînes d’infos en continu ont préféré se focaliser sur les pancartes de type « Un bon flic est un flic mort », accusées d’attiser la violence envers la police.
Les politiciens ont quant à eux nié l’ampleur des dérives racistes. Le 16 juin, Jerónimo de Sousa, indéboulonnable secrétaire général du Parti communiste portugais, a ainsi déclaré ne pas être d’accord avec l’idée de « transformer la question raciste en grand sujet national », avant d’ajouter : « Le peuple portugais, dans sa très grande majorité, n’est pas raciste. »
Ce déni public profite largement au parti d’extrême droite Chega (« Ça suffit »). Depuis les élections législatives d’octobre 2019, il bénéficie d’une caisse de résonance médiatique en la personne d’André Ventura. Leader du parti, cet ancien commentateur sportif de 37 ans est le premier élu d’extrême droite au Parlement portugais depuis 1974, date de la fin de la dictature salazariste.
Connu pour ses saillies racistes envers les Noirs et les Tziganes, Ventura s’est senti pousser des ailes en organisant le 27 juin un défilé à travers les rues de la capitale portugaise derrière une banderole « Le Portugal n’est pas raciste ». Le lendemain de l’assassinat de Bruno Candé, ce fan de Matteo Salvini éructait : « Nous ne sommes pas un pays raciste ! Rien dans ce crime ne laisse penser qu’il a été commis par la haine raciale. »
Cette occultation du racisme sur lequel surfe l’extrême droite est profondément enracinée dans le récit national. Au Portugal subsiste encore la croyance tenace que le régime colonial portugais aurait été « pacifiste » et « plus humain » que celui des autres empires européens, une « exception » source de métissage et d’échanges interculturels. « Le Portugal se serait efforcé de transmettre des valeurs chrétiennes – de portée universelle – et de se mélanger avec les populations indigènes, créant ainsi une véritable civilisation “luso-tropicale”, sorte de paradis terrestre protégé des affres de la modernité », explique l’historien Yves Léonard1. Ce lusotropicalisme, théorie fumeuse énoncée par l’anthropologue brésilien Gilberto Freyre dans les années 1930 et fondée sur une prétendue prédisposition des Portugais à se mélanger aux autres peuples, a été repris à son compte par la dictature salazariste après la Seconde Guerre mondiale pour justifier la continuité de sa présence coloniale en Afrique.
Qu’importe que les navires portugais aient transporté plus de cinq millions d’esclaves d’Afrique vers les Amériques de 1519 à 1867. Ou encore que l’esclavage ait été si structurel au sein de la société portugaise qu’au XVIe siècle, plus de 10 % de la population urbaine du pays était noire. Le mythe de la spécificité coloniale portugaise a continué à être entretenu après l’avènement de la démocratie en 1974, en dépit du fait qu’entre 1961 et 1975, les guerres coloniales en Angola, Mozambique et Guinée-Bissau ont tué plus de 100 000 civils africains et 5 000 civils portugais2.
Symbole de cette narration occul tant la violence de l’oppression coloniale, le Monument des Découvertes demeure un des sites touristiques incontournables de Lisbonne. Construit en 1960 sous Salazar, l’imposant édifice glorifie une trentaine d’explorateurs héros de l’expansion de l’Empire portu gais des XVe et XVIe siècles – une ode tout en pierre et en virilité au plus grand gang de pilleurs et de massacreurs coloniaux qu’ait connu le pays.
Cette arnaque mémorielle commence toutefois à être battue en brèche grâce à la pugnacité de militants antiracistes et d’universitaires. Dans son programme pour les dernières élections municipales, Fernando Medina, l’actuel maire socialiste de Lisbonne, a proposé la création d’un « Musée des Grandes Découvertes ». Dès avril 2018, des chercheurs portugais ont dénoncé le projet, pointant du doigt « l’usage d’une expression obsolète, incorrecte et chargée de malentendus ». « Nous n’acceptons pas ce musée qui serait construit sur l’occultation de notre histoire, avec l’argent des impôts des Noires et Noirs de ce pays », s’indignaient pour leur part des figures de la communauté afro-portugaise en juin 2018. Si les polémiques ont été rudes, le projet a finalement été rangé dans un tiroir.
Après une autre lutte de longue haleine, Djass, une association de défense des droits des afro-des cendants, a obtenu de la Ville de Lisbonne la construction d’un mémorial aux victimes de la traite négrière, à l’endroit même où se tenait jadis le marché aux esclaves de la capitale. Conçu comme « un contre-récit qui s’oppose à ce récit glorieux du passé impérial portugais », le monument baptisé « Plantation – Prospérité et cauchemar » représente 540 cannes à sucre de métal érigées par l’artiste angolais Kiluanji Kia Henda. Inauguré dans les mois à venir, le mémorial visera à « évoquer les héritages de cette longue période dans la société portugaise actuelle, du riche patrimoine culturel africain aux formes contemporaines d’oppression et de discrimination ». Beatriz Dias, dirigeante de Djass, rappelle : « Il y a une continuité évidente entre la déshumanisation des esclaves, la construction d’un discours raciste pour justifier cette déshumanisation et la persistance aujourd’hui du racisme. »
Fin juin 2020, une vaste étude européenne, l’European Social Survey, démontrait que 62 % des Portugais avaient des préjugés racistes, un chiffre aux antipodes des incantations médiatiques et politiques vantant un peuple immunisé contre la xénophobie. En matière de colonialisme comme de racisme, le Portugal s’est toujours rêvé en exception à l’échelle du Vieux Continent. Il est grand temps qu’il affronte enfin son passé colonial, sous peine de sombrer dans le cauchemar de la haine raciale.
1 « Salazarisme et lusotropicalisme, histoire d’une appropriation », Lusotopie, n° 4, 1997.
2 À cela il faut ajouter 20 000 soldats qui reviendront handicapés ou mutilés au Portugal ainsi que plus de 8 000 déserteurs et 200 000 réfractaires. On estime que plus de 140 000 Portugais mobilisés sont restés traumatisés à vie par ce conflit colonial mené sur trois fronts.
Cet article a été publié dans
CQFD n°191 (octobre 2020)
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Paru dans CQFD n°191 (octobre 2020)
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Mis en ligne le 03.10.2020
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