Alternative à l’arbitraire scolaire

À Grenoble, un lycée à visage humain

Pas de surveillants, pas de sonnerie, pas de carnet de correspondance ni de conseil de discipline. Mais des effectifs réduits et une équipe d’enseignants ouverts au dialogue, prêts à véritablement rencontrer les élèves, en les acceptant tels qu’ils sont. Depuis vingt ans à Grenoble, le Clept (Collège lycée élitaire pour tous) accueille chaque année une centaine de jeunes, tellement dégoûtés du système scolaire qu’ils l’avaient quitté. En souplesse, cet établissement public alternatif montre qu’une autre école est possible. Et révèle en creux les tares du modèle dominant, coercitif et excluant. Reportage & souvenirs de jeunesse.
Plonk & Replonk

Au pied de la barre d’immeubles, quelques élèves font une pause clope. Ils causent de l’outrance alcoolo-narcotique des fêtes d’étudiants en médecine. Une prof se pointe. Mine blanche, les yeux tirés, elle n’a pas l’air dans un grand jour. « T’as été en soirée médecine, hier soir  ? », la vanne un des lycéens. Rires.

La discussion enchaîne sur un cours de la veille. L’enseignante veut savoir comment il a été reçu. « Franchement, j’ai rien capté », avoue une élève. Arrivé entretemps, un autre prof se marre. Il avise sa collègue : « Tu devrais peut-être revoir tes supports de cours  ! » Ladite collègue, interpellée, réfléchit un instant. Puis, s’adressant à la lycéenne, sans acrimonie aucune : « En même temps, tu étais pas là au cours précédent… » La jeune : « C’est vrai. »

Début septembre, au beau milieu du quartier populaire de la Villeneuve, à Grenoble, le Clept (Collège lycée élitaire pour tous1) a fait sa vingt-et-unième rentrée. Destiné à des jeunes de 15 à 25 ans ayant quitté l’école en fin de collège ou au lycée, cet établissement public expérimental leur propose de reprendre leur scolarité, mais selon des modalités bien différentes. Ici, on démontre qu’un autre type de relation professeurs /élèves est possible. Que l’apprentissage et le quotidien scolaire ne passent pas forcément par une domination brutale, une mise au pas du jeune récalcitrant, une soumission exigée à un règlement intérieur dénué de sens, des punitions systématiques au moindre écart. Qu’il est possible de développer un rapport de respect mutuel, une véritable relation humaine, en fait. Moi-même je sais : j’ai été élève au Clept, il y a une quinzaine d’années.

Un cadre inhabituel

Comme tous les jeunes accueillis ici, j’avais arrêté l’école. Déscolarisé pendant dix-huit jolis mois, je n’aurais jamais pu accepter de reprendre les cours dans un établissement classique. J’étais fâché à vie contre la rigidité du système scolaire ordinaire, contre sa prétention à enseigner la « démocratie » tout en fonctionnant de manière implacablement hiérarchisée. Un système où, souvent, l’on ne demande finalement qu’une seule chose à l’élève : fermer sa gueule et faire semblant de suivre ce que raconte le prof, sans être autorisé à questionner ni les règles, ni le bien-fondé de l’enseignement dispensé. Encore moins le but final de tout ce cirque. J’étais fatigué des abus d’une répression disciplinaire allant du banal excès de zèle (deux heures de colle pour avoir terminé en tout début de cours une pomme entamée à la récré) à l’injustice absurde (l’administration de mon lycée agricole avait exclu une copine en l’accusant à tort d’avoir vendu du shit à un garçon qui, en vrai, était… le dealer du lycée !).

Bref. Pour ces raisons-là et quelques autres, je m’étais enfui de l’école, sans demander l’autorisation à personne. Et si à 17 ans passés, j’ai finalement consenti à me rasseoir dans une salle de classe, c’est parce que le Clept offre un cadre extraordinaire.

Déjà, les locaux : ne cherchez pas de grillage, de mur d’enceinte, de gardien. Il n’y en a pas. Le Clept est installé dans une sorte de grand appartement, au premier étage d’une barre d’immeubles à l’architecture originale2.

Ensuite, le gabarit de l’établissement : à peine une centaine d’élèves – qui ont choisi d’être là3 – pour une bonne quinzaine de profs motivés, voire engagés. De quoi laisser de l’espace à la discus sion, à l’échange, à la rencontre, à la souplesse, loin de l’anonymat et de la rigidité des usines à bac.

Et pas de proviseur, pas de surveillant, pas de conseiller principal d’éducation (CPE). Pas de sonnerie. Pas d’interdiction de s’habiller comme ci ou comme ça, contrairement au conventionnel lycée Mounier, dont le Clept dépend administrativement : là-bas, pour porter un jogging, il faut prouver qu’on a un cours de sport dans la journée. Pas de règlement intérieur caffi de clauses abusives, mais une simple charte posant des principes de cohabitation de base – elle a été rediscutée entre profs et élèves plusieurs fois depuis la création de l’établissement. Pas de carnet de correspondance : sauf souci exceptionnel, on s’adresse directement à l’élève, pas à ses parents. Il y a d’ailleurs un système de tutorat, où un prof en particulier suit chaque élève, le rencontrant de temps à autre pour évoquer réussites et difficultés. Mon prof référent enseignait la physique-chimie ; il s’appelait Dominique et il nous arrivait d’organiser ces rencontres au bistrot.

Enfin, pas de punition en cas de retard ou d’absence, mais des discussions pour chercher les causes et trouver des solutions à ce manque d’assiduité. J’étais, sur ce point-là, un élève particulièrement difficile et il m’arrivait de ne me pointer qu’au dernier cours de la journée, qui était souvent celui de physique-chimie. Je parvenais, en plus, à arriver cinq minutes en retard, mais Dominique, au lieu de me passer un savon, m’accueillait avec un sourire non feint en me lançant : « Ah Clair, ça fait plaisir que tu sois là  ! Installe-toi donc. J’étais en train d’expliquer à tes camarades que… »

Ce sont ce sourire, cette bienveillance, qui ont fait que je suis resté. Et, au passage, que j’ai finalement eu ce p… de bac.

Contre la relégation

Bernard Gerde ne cherche plus la soixantaine : il l’a allégrement dépassée. Moustache de mili tant de gauche comme on n’en fait plus, le cofondateur du Clept est aujourd’hui retraité. Avant, il enseignait les lettres. C’est de sa rencontre avec une professeure de sciences naturelles, Marie-Cécile Bloch, qu’est née dans les années 1990 l’idée d’un établissement alternatif public dédié aux « décrocheurs » de toutes origines sociales. Il a fallu quatre années de travail et de lobbying acharné auprès des pontes de l’Éducation nationale pour qu’en l’an 2000, le ministre Jack Lang finisse par donner son feu vert à l’ouverture du Clept.

« Quand on a construit le projet, se souvient Bernard, on a travaillé avec un chercheur en sciences de l’éducation qui s’appelle Jean-Yves Rochex. En gros, il disait que les jeunes décrochent parce qu’ils refusent notamment deux choses. D’une part, la normativité des disciplines (par exemple, la grammaire, “c’est comme ça et pas autrement”) ; d’autre part, la normalisation des comportements (se mettre en rang, se lever quand le proviseur rentre, etc.). »

Il y a bien d’autres raisons au décrochage. Parfois, ce sont de rageantes histoires de thunes (c’est, par exemple, l’élève qui veut s’inscrire dans une filière spécifique, mais l’affectation se fait dans un lycée lointain et les parents n’ont pas les moyens de payer l’hébergement). D’autres fois, ce sont des ruptures familiales, des accidents de la vie. Souvent, c’est aussi l’humiliation, subie par tant de jeunes en difficulté scolaire auxquels on n’a cessé de répéter qu’ils n’étaient capables de rien. Avec, comme corollaire, les orientations subies (et parfois teintées de discriminations) « vers des filières de relégation » qui ne leur correspondent pas…

Au Clept, qui dispense un enseignement général (mais peut se faire tremplin vers une autre orientation choisie), les élèves d’aujourd’hui confirment. Kyllian, 22 ans : « On m’a toujours dit que je ne pourrais jamais avoir le bac. Dès le CM 2, on a dit à ma mère que j’irais en Segpa. On m’a orienté en filière pro sans me donner le choix. Je me suis retrouvé en CAP vente alors que ce n’était pas ce que je voulais faire. » Une autre élève : « Je n’ai jamais aimé l’école. Je bossais, mais j’étais en difficulté. Les profs étaient vachement encourageants, ironise-t-elle, ils me disaient genre : “Tu vas finir SDF”. Ils ne savaient pas quoi faire de moi, alors ils m’ont finement suggéré de partir : “T’aimes bien l’artistique  ? Tu vas faire un CAP pâtisserie.” » Un autre lycéen, passé par un bac pro, se souvient d’enseignants qui justifiaient avec cynisme le tri opéré entre les gamins qui comme lui « s’étaient un peu fait tej’ de partout » et l’élite promise au cursus général : « Ils disaient : “Tu mets pas des pommes pourries avec des pommes fraîches, sinon ça pourrit tout le panier.” »

Bernard se rappelle avoir rencontré, avant la création du Clept, des jeunes orientés vers des voies de garage. On les y faisait bosser le français à partir de bons de commande de la Redoute. « C’était misérabiliste, il n’y avait aucun challenge, alors qu’ils étaient tout à fait capables d’étudier du Flaubert. Ils avaient de bonnes raisons de ne pas être motivés par ce qu’on leur proposait  ! » Le Clept est donc, aussi, né de la volonté de proposer à des élèves mis sur la touche « quelque chose de plus digne, un endroit où ils se sentent respectés ». Avec deux convic tions bien ancrées : « L’égalité des chances est un mythe et la “méritocratie scolaire” est un scandale. » Et, partant, une volonté forte : « Dire non au déterminisme social et à l’assignation à résidence : c’est parce qu’il lutte contre ça que cet établissement s’appelle le Collège lycée “élitaire pour tous”. »

Une incessante remise en question

« Tout jeune est capable d’apprendre, estime Dominique, mon ancien prof de physique, à la retraite depuis trois ans. Si ça ne fonctionne pas, c’est qu’il y a quelque chose à revoir dans ta manière d’enseigner. En dix-sept ans au Clept, je n’ai rencontré que cinq ou six élèves avec de vraies difficultés d’apprentissage. »

C’est un aspect fondamental de la relation profs /élèves qui s’élabore ici : au Clept, l’enseignant doit être prêt à se remettre en question. Les emplois du temps comportent d’ailleurs une heure de « vie de classe », temps de dialogue où sont abordées les difficultés rencontrées, et où les élèves peuvent exprimer doléances et critiques. « Faut pas être susceptible  ! », sourit Caroline, prof d’allemand. « Au cours de toutes ces années, il m’est arrivé d’encaisser de violentes attaques verbales, se souvient Dominique. Il m’a fallu comprendre que ça ne s’adressait pas à moi en tant que personne mais en tant qu’adulte représentant de la société… » Agathe, prof de français : « On fait des conneries. On peut blesser. La grande force ici, c’est que ça se partage avec le reste de l’équipe. L’élève qui claque la porte de la classe, un collègue va le rattraper dans le couloir et pointer la maladresse du prof et/ou l’éventuelle responsabilité du jeune là-dedans. »

Enseigner au Clept n’est pas de tout repos. C’est un exercice humainement très riche, mais exigeant et chronophage. Car une fois leurs cours finis, les professeurs ne rentrent pas chez eux : ils restent sur place. Sûr, comparativement à leurs collègues d’établissements conventionnels, ils ont moins de copies à corriger. Mais comme il n’y a pas de personnel dédié à cela, ils se partagent les tâches administratives – ce qui fait, expliquent-ils, qu’en termes de coût par élève, le Clept ne coûte pas plus cher qu’un établissement classique.

Ce temps passé sur place est fertile. C’est lui qui permet d’in cessants échanges entre collègues, propices à une prise de recul de chacun sur ses pratiques et à l’élaboration de regards croisés, donc plus justes, sur les élèves. Ce temps offre aussi la possibilité d’échanges entre jeunes et enseignants hors de la salle de classe. Tout est d’ailleurs fait pour multiplier les occasions de sortir de la relation purement professorale : il y a les « groupes de base » (où l’on débat de sujets d’actualité ou de la vie du Clept), des projets créatifs menés avec des professionnels du monde de la culture, un atelier d’écriture auquel les profs participent au même titre que les élèves…

Aucun doute là-dessus : ici, le jeune est considéré par ses aînés comme un interlocuteur valable. Est-ce à dire qu’il est leur égal ? « Nous sommes des adultes avec une mission éducative qui n’est pas basée sur le dressage, répond Agathe. Après, j’ai 56 ans et un peu d’expérience. On ne va pas faire semblant d’être au même niveau. Ce qui ne veut pas dire que les élèves n’ont rien à m’apprendre. Mais ils doivent pouvoir compter sur nous pour faire avancer les choses. »

« Les profs cassent les murs »

Que disent les élèves de tout ce fonctionnement ? Ceux avec qui j’échange sont plutôt dithyrambiques. Et quand, pour nuancer le tableau dressé, je leur demande d’évoquer des aspects négatifs dans le comportement des enseignants, rien ne leur vient. Silence. Puis Chloé, 19 ans, tente une explication : « C’est difficile de pointer des choses qui ne vont pas, comme ça de but en blanc. Parce qu’en fait, ce qui ne va pas, on le discute en permanence avec eux. » En deux heures d’échanges, j’entendrai à peine quelques bémols : « Il y a des profs qui nous infantilisent un peu, mais ça s’arrête dès qu’on le leur dit » ; « Des fois, ils sont un peu trop laxistes » ; « Les discussions avec eux peuvent être dérangeantes, parce qu’il y a un côté intrusif. »

Et ce qui est chouette ? Là, les mots ne manquent pas. Citons en vrac Mathieu, Damien, Suzanne, Kyllian, Chloé et Sylvia : « Ils cassent les murs entre profs et élèves. » / « Ils ne nous dominent pas. Dans un lycée traditionnel, si tu poses beaucoup de questions, le prof peut le voir comme une remise en question de ses connaissances, de son autorité. Ici c’est l’inverse, c’est une preuve d’intérêt. » / « On nous responsabilise : c’est ton projet, ton parcours. » / « On les appelle par leur prénom. Tu peux avoir de vrais échanges avec eux, même en cours ils nous donnent beaucoup de place. » / « Si t’es en galère, que t’as une difficulté avec une administration par exemple, ils ne t’envoient pas bouler en te disant que c’est pas leur domaine de compétence. Ça t’aide à t’engager avec eux puisqu’ils s’engagent avec toi. » / « Dans un établissement classique où il y a 1 000 lycéens, les profs laissent passer le harcèlement entre élèves. Là, dès qu’il y a un problème, ils le voient et ils confrontent les deux personnes. »

La question de la performance scolaire ? « En allemand je suis une bille. Mais la prof ne m’a pas enfoncé. On te prend comme t’es, sans chercher à te faire conformer à une norme de ton âge. » / « Tu n’as pas de pression sur les résultats. Ce qu’on te demande, c’est d’essayer de faire de ton mieux.4 »

Enfin, question triviale mais pas si anodine : comment ça se passe si on a besoin d’aller aux toilettes pendant un cours ? Faut-il lever le bras et demander l’autorisation d’une voix gênée ? « Non, tu sors. Si t’as besoin de sortir, que c’est vraiment urgent, tu y vas, tu n’interromps pas le cours pour demander. »

Vers la fin de l’expérience ?

En dépit des efforts des profs, il y a tout de même quelques jeunes qui quittent le Clept en cours d’année. « Ils ne sont pas nombreux, indique Agathe, et souvent c’est lié à un problème de santé lourd, ou à des addictions, ou à une nécessité de trouver un emploi pour cause d’urgence économique... » Chez celles et ceux qui restent et tentent de passer le bac, « le taux d’obtention est encourageant », poursuit-elle : « En général on est entre 80 et 100 %. »

Dès lors, quand on sait le nombre de mômes qui quittent l’école sans diplôme chaque année, le plus souvent voués ensuite à une déprimante précarité, pourquoi ne pas multiplier les dispositifs dérogatoires comme celui du Clept, public et gratuit ? Il n’a, après tout, rien de si radical : contrairement à ce qui se construit dans d’autres expériences pédagogiques alternatives, les adultes demeurent dépositaires de l’autorité formelle et le contenu global des enseignements s’éloigne peu de l’ordinaire.

Las, ce n’est pas ce qui se profile à l’horizon. Les services de l’Éducation nationale, avec qui les relations ont toujours été difficiles, ont tranché : d’ici quelques années, le Clept quittera ses locaux de la Villeneuve, certes pas tout jeunes, pour s’installer dans l’enceinte du lycée Mounier, actuellement en rénovation. L’équipe est vent debout contre ce déménagement. En particulier parce qu’avec ce départ, c’est toute une partie de la philosophie du projet qui s’envolera en fumée : les élèves retrouveront une archi tecture à tonalité carcérale, une grosse usine avec un portique à l’entrée et un règlement intérieur drastique. À l’époque de mes 17 ans rebelles, aurais-je supporté de fréquenter chaque jour un tel environnement ? Pas sûr.

Clair Rivière

1 L’oxymore est volontaire.

2 Avant d’être affublé d’une triste image de cité dégradée, avec ses spots de deal et sa concentration de difficultés sociales, le quartier de la Villeneuve a été une utopie urbanistique. Ses concepteurs, au début des années 1970, ambitionnaient de « changer la ville pour changer la vie » : mixer les classes sociales, laisser les voitures en dehors du quartier, favoriser les rencontres entre habitants grâce à une grande galerie couverte... À ce sujet, lire notamment : « Villeneuve, utopie à l’agonie », Le Postillon n° 3 (décembre 2009).

3 Les admissions au Clept se font uniquement sur la base du volontariat, après des entretiens individuels où il est question du parcours de vie du jeune et de ses motivations à reprendre les cours.

4 À leur arrivée, les élèves n’intègrent pas tout de suite une classe de niveau (seconde, première, etc.). Ils passent plusieurs mois en « module », où l’enseignement s’affranchit des programmes de l’Éducation nationale et où la notation n’existe pas.

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