Récit d’une jeunesse enfermée

« Le remède est pire que le mal »

C’est l’histoire d’une enfance à l’ombre. Celle d’un adolescent des années 1960-70, d’abord placé chez les curés, puis balloté d’établissements « éducatifs » en centres pour jeunes détenus. Avant de connaître pendant vingt-cinq ans la prison, celle des grands. En 2006, Thierry Chatbi confiait au journal anticarcéral L’Envolée le récit de ses jeunes années. Nous en republions ici une partie.

« À chasser les enfants de leurs plus beaux rêves d’enfance, nous les hébergeons dans nos pires cauchemars d’adultes. »

(Hafed Benotman)1

« La jeunesse continue d’inquiéter et la société renforce son arsenal législatif et coercitif pour enrayer tout débordement », résumait L’Envolée dans l’édito de son n° 16. Nous étions alors en février 2006, à l’aube du mouvement anti-CPE (Contrat première embauche), un an après le printemps des lycéens contre la loi Fillon sur l’éducation et quelques mois après l’explosion, fin 2005, des quartiers populaires. C’est certain : les gremlins (comme les vieux voyous ont appelé leurs cadets à l’apparition de la capuche), c’est turbulent : ça bloque les lycées, ça brûle les voitures, ça occupe les facs...

Pendant le deuxième mandat Chirac, on assiste à la construction des premiers EPM (établissements pénitentiaires pour mineurs), des prisons pour enfants de 13 à 18 ans, qui s’ajoutent aux quartiers pour mineurs qui existaient déjà dans certaines prisons pour adultes. Malgré de courageuses résistances pour éviter que ces projets voient le jour, les six EPM prévus sont achevés en 2007-2008 : Meyzieu (près de Lyon), Lavaur (à côté de Toulouse), Quiévrechain (dans le Nord), Orvault (non loin de Nantes), Porcheville (région pari sienne) et la Valentine, à Marseille.

L’époque est (déjà) au tout sécuritaire, à l’extension du domaine du pénal et à l’explosion carcérale. Alors que les contrôles d’identité sont constants dans les quartiers populaires et que se multiplient les partenariats école-police-justice, une loi est votée en 2003 pour interdire les rassemblements dans les halls d’immeuble. Dans les colonnes de L’Envolée, un dialogue s’engage entre l’intérieur et l’extérieur des geôles pour comprendre et combattre les outils répressifs destinés à mettre au pas cette belle jeunesse.

Infatigable warrior des luttes de prisonniers des années 1980 à 2000 et correspondant régulier du journal, Thierry Chatbi envoie à L’Envolée un long témoignage sur son parcours dans les institutions pour mineurs des années 1960 et 1970 (il était né en 1955). Sa lettre est donc publiée dans le n° 16, en février 2006, quelques mois après sa sortie de vingt-cinq ans de prison et quelques mois à peine avant sa disparition brutale. Nous n’en livrons ici que des morceaux choisis : le texte complet est consultable sur le site du journal, lenvolee.net. Un livre collectif sur la vie de Thierry et ses combats est paru en 2009 aux éditions de L’Insomniaque : À ceux qui se croient libres.

L’Envolée

« Â l’âge de 10 ans, j’ai épousé la religion à coups de matraque. J’ai été placé par les services sociaux dans les Pyrénées, chez les curés, pour des raisons économiques, sociales, fami liales. C’est dissipé par le temps, mais je me souviens que ma mère m’a appris à voler pour nourrir ma famille. En fait, quand on parle d’enfance malheureuse, maltraitée, aujourd’hui je me souviens qu’avec mon frère, en quête d’amour que nous étions, c’était celui qui volait le mieux qui obtenait un peu d’affection de notre mère. Mon père, d’origine kabyle, était ouvrier. J’ai appris tout petit à avoir honte de mes origines, nié en tant qu’individu jusque dans mes racines, donc il m’était dur de me construire.

J’ai été placé au moins deux ans chez ces curés où j’ai tout appris, la messe en basque et tout. J’ai même fait enfant de chœur. J’étais avec mon frère. Lui, il dormait dans une baraque, on appelait ça “le palace” : un taudis. La flotte coulait de partout, ça passait par les tuiles, par le plafond. Le frangin pissait au lit, moi aussi d’ailleurs ; depuis, j’ai appris que c’était dû aux carences affectives… On a pissé tard au lit. Du coup, mon frère emboucanait tout le monde, et pour le punir, ils le mettaient sur le palier.

Là, il y avait des lattes de plancher qui donnaient sur la chambre de l’abbé, une ordure intégriste qui faisait rentrer les mômes dans sa chambre. Il avait une petite flagelle à la main, il les fouettait, il les tripotait, et nous, on voyait tout. Quand il essayait de nous approcher, on se cassait. Voilà l’ambiance.

J’avais 10 ans, les journées étaient occupées aux études et à la messe. Le week-end, comme sortie, on allait aux enterrements de curés des paroisses voisines et de vieilles du coin. Si on n’avait pas le chapelet dans la main à l’église après l’étude, au hasard, [on] nous appelait, on devait se mettre à genoux et [on] nous défonçait à coups de bâton dans la maison de Dieu.

Aujourd’hui ça me paraît dingue, et pourtant c’était normal. On pensait que c’était ça, l’éducation.

Après, je suis remonté à Paris, dans ma famille ; pendant un an, ça a été l’horreur. Mes parents ne se parlaient plus, ils hurlaient, ils ne s’entendaient pas, ils me frappaient. À l’école, il n’y avait pas le même programme que dans les Pyrénées. J’ai été mis dans une voie de garage et j’ai été en apprentissage, nourri, logé. J’ai été placé à droite à gauche, j’ai fait apprenti boulanger, pâtissier, tapissier, enfin trois mille métiers. Ça n’allait jamais, puisque psychologiquement ça n’allait pas. Je partais en vrille et paradoxalement, ça a été en même temps une des meilleures périodes de ma vie, [avec] un réel sentiment de liberté. Aucune attache, aucun bien. On vivait en bande, insouciants, sans aucune notion du danger ni conscience des répercussions de nos actes. Avec enfin l’apprentissage de l’amour, de l’amitié, du partage.

On zonait, on dormait dans les voitures, sous les porches, on se nourrissait chez l’habitant on va dire. Avec mon frère on a agressé un lascar pour lui prendre son oseille pour manger et on s’est fait attraper. J’avais quatorze, quinze ans.

Me voilà placé à Savigny2. Deux éducateurs viennent me chercher au tribunal de Créteil. “On va t’apprendre les bonnes manières, qu’ils me disent, on va te placer en observation quinze jours.” Isolé du groupe, tout seul, tu arrives ; il y a des cellules sans barreaux aux fenêtres, sauf au mitard. Les cellules, c’étaient des petites chambres fermées à clé le soir.

Les vigiles, enfin les gardiens de nuit, faisaient des rondes pour voir si tu étais bien là. N’empêche que nous, on démontait les portes, on passait par les fenêtres et on revenait le matin. Plus le régime est sévère, plus tu déploies d’imagination pour le contourner. On mettait des mannequins dans les lits ; une fois, le vigile s’en est rendu compte. Le lendemain, l’éducateur m’a attrapé, m’a fracassé et m’a mis au mitard. J’avais déjà connu les cellules de garde à vue, mais là, c’était le vrai mitard avec la paillasse, et j’y suis resté une semaine. Des potes venaient me filer des clopes à travers la grosse serrure.

Quand je suis sorti, j’avais la haine, et pour me venger du vigile, j’ai démonté la vitre de la porte et quand il est arrivé, je suis sorti et je l’ai frappé. [Puis] je me suis sauvé et mis en cavale.

En fait j’étais toujours en cavale, je rentrais, je sortais… Re-mitard, et à chaque fois on me disait : “Attention, la prochaine fois, c’est Fleury.

Le week-end on avait des permissions, sauf si on faisait des conneries : les trois quarts du temps, je n’avais pas de permission. Et de toute manière, pour aller où, chez mes parents ? Donc, les permissions on se les accordait. Des permissions sauvages, quoi. C’est là qu’un mec m’a appris à voler des voitures.

[Puis un jour, ça a été la cavale, la vraie.] Je suis parti avec un pote et ma petite copine de l’époque en voiture volée. On a [fait un cambriolage], on a acheté une tente canadienne et on s’est fait un kif d’une semaine. On a eu un accident de voiture, et là le cycle prison a commencé.

La première fois, j’avais 17 ans. À l’époque, tu allais au [bâtiment] D2 à Fleury, parce que le CJD [Centre des jeunes détenus] n’était pas encore construit. 90 % des mecs que j’avais rencontrés à Savigny, je les ai retrouvés en prison ; c’est-à-dire que toute la génération des vieux voyous avait fait Savigny. C’était vraiment l’école du crime. Le remède est pire que le mal. Il programme les gens à vie, il les casse, il les formate ; puisque c’est la violence, tu apprends la violence. Tu apprends à t’adapter dans un monde dur. On ne t’écoute pas, [mais] tu sais qu’en étant violent tu seras entendu, parce que tu fais peur. Si tu n’es pas violent, on te marche dessus.

Quand le CJD de Fleury a ouvert, j’y ai été. À l’époque, il y avait un bricard [surveillant gradé] qui se baladait la nuit avec un nunchaku : il rentrait dans les cellules et il nous défonçait. C’était créer et recréer la peur, et les mômes marchaient droit, sauf les réfractaires. Le matin, il fallait nettoyer la cellule, qu’elle soit nickel ; il fallait sortir la poubelle même si elle était vide. Il y avait la tenue pénale, on avait le crâne rasé. Tous ceux que j’ai vus au CJD, je les ai retrouvés en centrale. Quand tu sors, il n’y a rien, pas d’aide, tu te retrouves à la case départ et tu retombes.

Aujourd’hui, la violence vis-à-vis des jeunes peut paraître moins dure… À mon époque, il y avait au moins des perspectives de boulot, de “réussite sociale”. Tu pouvais t’installer. Maintenant, qu’est-ce qu’on propose aux mômes, quelles sont les perspectives ? Surtout quand tu t’appelles Mohammed ou Mamadou, tu sais très bien au berceau, dans la cité, que tu n’as pas d’ouverture. La seule ouverture, c’est si tu es capable d’être plus violent, plus mariole ou plus salaud que les autres.

Donc la réponse, vu l’absence de perspectives, c’est de recréer les centres fermés, de construire des nouvelles prisons, de régler les problèmes sociaux par l’enfermement. Le pouvoir sait que ces mômes sont une génération perdue, il n’a rien à leur proposer, donc il doit gérer le problème et quand on sait qu’en plus l’enfermement rapporte… la boucle est bouclée, c’est tout bénef.

J’ai été confronté à l’autorité, qu’elle soit parentale ou institutionnelle. C’est toujours l’injustice qui m’a révolté. En réaction à la violence exercée contre moi, je suis devenu ce que je suis. Je me suis musclé, je me suis tatoué, je me suis construit une carapace pour affronter ça. C’est dramatique quand tu l’analyses vraiment, parce que le but du jeu, c’est sûrement pas ça. »

Thierry Chatbi

1 Ça ne valait pas la peine, mais ça valait le coup, Éditions du bout de la ville, 2017.

2 Au Centre d’observation public de l’éducation surveillée.

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