Urgence sociale
La grève et le goupillon
Comme chaque jour, une petite foule se rassemble à l’angle des rues Massabo et d’Hozier, dans le deuxième arrondissement de Marseille, deux heures avant l’ouverture de cet accueil de nuit, Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), appartenant à la fondation Saint-Jean-de-Dieu.
Ils sont plusieurs dizaines à se serrer dans l’étroit couloir créé par une solide barrière métallique et le mur de l’immeuble. Ces hommes aux visages fatigués, aux vêtements usés, certains tenant un sac plastique contenant quelques vagues affaires attendent, parfois avec impatience et nervosité, de pouvoir pénétrer dans le bâtiment, d’accéder à un lit, de recevoir un repas en échange de cinquante centimes d’euros et de prendre une douche. Ils devront retrouver la rue le lendemain « avant 9 heures », ainsi que le précise fermement le règlement intérieur. Eddy Kaiser travaille comme veilleur de nuit dans cet établissement qui peut recevoir deux cent cinquante-sept personnes. Avec ses huit années d’ancienneté, il gagne 1 300 euros par mois. Ce délégué du personnel, adhérant du syndicat Sud, se rappelle : « Les gens que l’on reçoit ici ne sont plus les mêmes qu’il y a une dizaine d’années. Beaucoup de personnes ont de véritables troubles psychiatriques et devraient être suivis. Le nombre d’hébergés qui viennent ici après être sortis de prison ne cesse de grandir. Il y a, aussi, de plus en plus de jeunes. Certains ont de lourds problèmes liés à la drogue. » Chantal, employée à l’accueil confirme : « Aujourd’hui, un divorce, une séparation ou encore la dégradation des liens dans une famille, font que des personnes se retrouvent d’un coup à la rue. Sans parler des sans-papiers et des migrants démunis de tout… » Eddy reprend : « C’est comme un point d’observation de la société. On a connu un afflux de Tunisiens. Aujourd’hui, ce sont les Maliens. Mais surtout, ce que je constate depuis le temps que je travaille ici, c’est, d’une manière générale, combien l’arrivée de l’euro a été une date à partir de laquelle le genre de personnes que nous recevons a complètement changé… »
Le 2 avril, plus de la moitié des cinquante salariés de ce CHRS, a décidé de se mettre en grève. « Tout le monde en a ras-le-bol, explique Eddy. Il n’a pas fallu une semaine pour prendre la décision. L’accord était général. » En quelques années, les effectifs ont été réduits : moins d’agents dans les étages, de veilleurs de nuit et de personnels d’accueil et d’encadrement. L’infirmier qui suivait les toxicos ne vient plus. Le passage d’un psychiatre est aléatoire. Rats et cafards infestent l’établissement. « Nos revendications sont élémentaires, avance le délégué de Sud. On demande plus d’effectifs et deux cents euros de prime de risque liée aux situations conflictuelles et souvent physiques auxquelles nous sommes confrontés. On ne veut plus payer nos repas quotidiens 2,50 euros alors qu’une grande quantité de nourriture est jetée chaque jour. Nous travaillons dans des conditions d’agressivité et de tension qui sont insupportables. » Il poursuit : « La seule formation que j’ai eue se nomme “petite formation à la bientraitance”. Tout un programme ! Elle a duré deux journées et a consisté, à côté de quelques rudiments de psychologie, à nous montrer principalement des techniques de défense physique… » Chantal enchaîne : « En plus d’embaucher du personnel, on pourrait faire des choses simples pour espérer changer un peu ces situations de tension. Ça serait bien d’enlever cette barrière qui comprime les gens et qui crée du stress et de la violence. Ce n’est pas normal qu’une personne perde son lit parce qu’elle s’est absentée dans l’après-midi pour aller faire un boulot au noir. On pourrait faire autrement. Une fois que vous êtes entré, vous ne pouvez plus sortir. Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas d’énervement et d’autant plus avec aussi peu de personnels pour gérer les situations… »
Pendant deux jours les grévistes, tous salariés en contrat à durée indéterminé, vont occuper le trottoir devant le CHRS, recevant de nombreux signes de soutien de la part des hébergés. Les non-grévistes, eux en contrats précaires, préfèrent continuer à travailler, de peur d’être licenciés. « Le responsable de l’établissement acquiesce à tout lorsque nous nous adressons à lui, sans que cela n’entraîne de conséquences. Il ne communique pas avec la hiérarchie de la Fondation », explique Chantal. Joint le 4 avril par téléphone, alors même que les grévistes suspendaient leur mouvement par crainte de voir leurs maigres salaires encore réduits, Jean-François Hilaire, directeur de la fondation Saint-Jean-de-Dieu, répond avec le style très catholique du gestionnaire qu’il est : « Je ne fais pas de commentaires sur ce conflit social qui est propre à ce CHRS. Les directions de chaque établissement sont autonomes et c’est à elles de gérer ces situations. Ce qui est le cas. Celle du CHRS de Marseille a proposé un certain nombre d’avancées que j’ai validées. Nous sommes aujourd’hui dans une gestion de sortie de crise. » Quant au nombre important de contrats précaires, il précise : « Le nombre de personnes travaillant sur ce lieu ne dépend pas de la Fondation, mais de la Direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) et du budget de financement dont est doté cet établissement. »
En 2011 donc, cette DDCS aura versé pour ce CHRS plus de deux millions d’euros, manifestement insuffisants, au vue de la situation, pour garantir des revenus et des conditions de travail convenables aux salariés et un accueil satisfaisant aux personnes hébergées. Petits plus non comptabilisés dans cette dotation, les emplois précaires, garanties de paix sociale, sont eux financés, sous forme de contrats aidés, par la Région. Alors, entre cafards, manque d’effectifs, dégradation des lieux, tensions, quelle est la fonction de cette fondation Saint-Jean-de-Dieu ? « C’est une nébuleuse très complexe, dit Jean-Louis Rotter, délégué central Sud-Santé. Difficile d’avoir des informations sur cet ordre religieux aux multiples dénominations, entre société civile immobilière, fondation ou œuvres hospitalières… Il y a une tradition de non-transparence au nom “de la préservation de l’ordre religieux face à la crise des vocations…” » Pas simple de comprendre alors qui fait quoi entre l’Ordre religieux et la Fondation. Si cette dernière déclare sur son site que « toute personne dans le besoin est accueillie dans nos établissements sans distinction et sur la base des valeurs d’hospitalité et d’éthique », c’est le premier qui consacre une page destinée à collecter les dons et les legs et sur laquelle s’affiche justement, parmi d’autres images, une photo du CHRS de Marseille. Ces établissements marqués du sigle Saint-Jean-de-Dieu ne seraient-ils pas autant d’amorces destinées à stimuler la collecte de fonds prétendument consacrés aux fonctionnements d’équipements, financés, en fait, par l’État ? « On peut penser que ce qui leur importe d’abord est d’avoir pignon sur rue, » dit Jean-Louis Rotter.
À quelques pas de cette sinistre barrière où se pressent ces personnes sans domicile, la rue de la République en pleine « rénovation » ne connaît pas de bousculades similaires. Entre le magasin « Emmaüs en ville » qui présente quelques vêtements branchés pour une clientèle qui tarde à venir et le « Monop » destiné aux employés de bureaux de la Joliette, les vastes calicots coloriant le désert se livrent à des incantations. L’une d’elle ose : « L’exception n’attend pas », pendant qu’une autre se paye d’une litanie invoquant « shopping, tendances, galeries, modernité, fashion »… Tout laisse à craindre que c’est le centre d’accueil de nuit qui disparaîtra le premier. Et sûrement à bon prix.
Cet article a été publié dans
CQFD n°110 (avril 2013)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°110 (avril 2013)
Par
Illustré par Bertoyas
Mis en ligne le 17.05.2013
Dans CQFD n°110 (avril 2013)
Derniers articles de Gilles Lucas