Et pendant ce temps-là, de l’autre côté de l’Atlantique

La fusée décolle, mais la Guyane reste au sol

Au printemps 2017, un vaste mouvement social oblige le gouvernement Hollande à promettre des investissements publics. Mais ses engagements s’avèrent bien en deçà des besoins de la population. Un an plus tard, les retards de développement restent ahurissants.
Guyane, hiver 2018 - Photo Caroline Thirion

Dans les boîtes de nuit de Cayenne, Despacito, le tube de Luis Fonsi, tourne en boucle tel un hymne ironique. « Tout doucement » : ainsi avance la Guyane. On raconte qu’en 1985, même François Mitterrand s’était posé la question : « Comment pouvons-nous lancer des fusées sur fond de bidonvilles ? » Trois décennies plus tard, Kourou demeure le « port spatial de l’Europe » : une merveille technologique d’où s’envolent la fusée Ariane et ses précieux satellites. Mais la Guyane, elle, est restée à quai. Les bidonvilles sont toujours là. Les autorités les détruisent parfois, mais la misère doit bien se loger quelque part.

Dans ce bout français d’Amérique du Sud, le taux de chômage atteint les 22 %. Le réseau électrique est peu fiable, les liaisons téléphoniques aléatoires. Une grande partie du territoire n’est accessible qu’en pirogue. Les services de santé sont débordés, les établissements scolaires aussi. L’économie locale n’a pas grand-chose à offrir à la jeunesse, guère diplômée : chaque jour, des « mules » prennent l’avion pour Paris chargées de cocaïne. Et le taux d’homicides est l’un des plus élevés de France.

« On y a cru »

Alors, en 2017, les Guyanais ont dit « Nou bon ké sa ». « On en a marre », en langue créole. Ras le bol d’être traités « comme des citoyens de seconde zone ». Entre le 16 mars et le 21 avril, une colère généralisée s’empare du département. Se font d’abord entendre les revendications des milieux patronaux – fatigués des contraintes réglementaires, qu’ils jugent inadaptées, et des retards de paiement des collectivités locales, aux finances exsangues. Puis le collectif des 500 Frères contre la délinquance entre dans la danse : las des faits divers sordides, ces hommes cagoulés veulent plus d’ordre et plus de police. Non sans dérives xénophobes : le 17 mars, ils bloquent les consulats du Surinam et d’Haïti pour que ces États «  reprennent leurs délinquants  ».

Mais le mouvement ne s’arrête pas là. D’autres acteurs, aux idées plus progressistes, donnent de la voix. La contestation fait converger patrons et salariés, Créoles et Amérindiens, xénophobes et antiracistes… Et c’est la grève. Les ronds-points sont bloqués par la foule : même le centre spatial doit renoncer à un lancement de fusée. Sur les barrages routiers, on se prend à rêver, on débat, on imagine une autre Guyane. À l’hôpital de Cayenne, c’est pareil : « On y a cru, se souvient le médecin Loïc Epelboin. Il y avait un vrai engouement, on était là, avec les gens des syndicats, des associations, à faire un état des lieux idéal de ce dont on aurait besoin en Guyane. Le peuple avait pris le pouvoir [...]. C’était beau.  » Le 28 mars, Cayenne connaît la plus grande manifestation de son histoire.

En catastrophe, le gouvernement de François Hollande, en toute fin de mandat, adopte un Plan d’urgence pour la Guyane. Chiffré à 1,086 milliard d’euros sur plusieurs années, il comporte une trentaine de mesures pour la sécurité, la santé, l’éducation, l’économie… Insuffisant pour les contestataires, réunis dans le collectif Pou Lagwiyann dékolé (« Pour que la Guyane décolle », comme la fusée), qui demandent deux milliards supplémentaires. Cependant, miné par les dissensions internes, le mouvement finit par exploser : il n’obtiendra rien de plus.

Six mois plus tard, la visite d’Emmanuel Macron en Guyane fait l’effet d’une douche froide : le nouveau président prend certes quelques nouveaux engagements, mais il affirme surtout qu’il n’est «  pas le père Noël ». Pendant son mandat, on ne construira pas d’hôpital à Maripasoula. Dans cette ville enclavée du sud-ouest guyanais, inaccessible par voie terrestre, les femmes enceintes sont évacuées par avion, un mois avant terme, vers l’hôpital de Cayenne.

L’eau potable attendra

Un an après le mouvement, où en est-on ? À la préfecture de Cayenne, Philippe Loos, secrétaire général aux affaires régionales, assure que la plupart des mesures promises ont été soit réalisées, soit engagées. La ministre des Outre-Mer, Annick Girardin, parle d’un taux de concrétisation de 80 %.

Certains dossiers ont avancé, c’est vrai. L’argent versé à la collectivité territoriale de Guyane lui a permis d’acquitter moult factures en retard, soulageant un peu le monde économique local. L’escadron de gendarmerie promis est arrivé. Sur les 400 000 hectares à rétrocéder aux Amérindiens, « l’État joue le jeu », et les discussions avancent, indique le juriste kali’na Alexis Tiouka. Mais la reconnaissance de droits autochtones, via la ratification de la Convention n° 169 de l’Organisation internationale du travail, n’est pas pour demain.

Cayenne (Guyane), janvier 2018 - Photo Caroline Thirion

En vérité, les promesses étatiques étaient largement en dessous des besoins. Dans les deux milliards d’euros supplémentaires demandés par le collectif Pou Lagwyann Dékolé, il y avait des mesures aussi essentielles qu’un programme d’adduction d’eau pour tous… « Il s’agissait de projets structurants, qui auraient permis d’assurer le développement du territoire. Sauf que ça, l’État l’a balayé d’un revers de main », regrette Davy Rimane, l’un des leaders du mouvement. À la préfecture, Philippe Loos ne prétend pas que le Plan d’urgence était suffisant. Il reconnaît que l’État a encore bien des efforts à faire avant de rattraper le «  retard structurel » en termes de développement. Mais il plaide une circonstance atténuante : « l’accroissement très fort de la population, qui double tous les vingt ans  », du fait d’une natalité élevée et d’une importante immigration originaire du Brésil et du Surinam, ou encore d’Haïti et du Guyana.

Des lycéens sans lycée

Quoi qu’il en soit, les services publics restent défaillants. Le monde de la santé est toujours en souffrance. À l’hôpital de Cayenne, « le sous-effectif engendre des dysfonctionnements permanents, témoigne le médecin Loïc Epelboin. Il n’y a pas de service de neurochirurgie, pas de chirurgie vasculaire, pas de cardiologie interventionnelle, pas d’unité de soins intensifs. Donc on doit faire beaucoup d’évacuations sanitaires vers les Antilles ou la métropole  ». Depuis l’an dernier, les millions effectivement versés par l’État ont à peine permis d’éponger les dettes envers les fournisseurs. Les pénuries de petit matériel médical perdurent.

L’école ne va pas tellement mieux. L’État a débloqué de l’argent pour construire de nouveaux établissements, mais cela prendra des années. En attendant, « des élèves sortent du collège sans avoir de place au lycée », dénonce le syndicaliste UTG (Union des travailleurs guyanais) Vincent Touchaleaume. Et l’enseignant d’évoquer une « construction structurelle de l’échec scolaire », avec une école encore inadaptée aux réalités culturelles et linguistiques locales – malgré des progrès récents, comme le doublement du nombre d’intervenants en langue maternelle, qui aident les (nombreux) élèves non francophones.

Avec des investissements permettant aux Guyanais de disposer de services publics dignes de ce nom, tel est l’autre défi auquel l’État doit répondre en Amazonie : savoir s’adapter au contexte. Centralisateur comme il est, peut-il y arriver ? Dans l’absolu, est-ce seulement possible ? Pour Gauthier Horth, l’une des figures de proue de la contestation, la question de l’indépendance sera inéluctable à terme : « On ne peut pas administrer un territoire à 7 000 kilomètres de distance. »

Clair Rivière

En Amazonie, des allumettes suédoises

Depuis quatre siècles, la Guyane est enferrée dans une dépendance économique à la Métropole. Pour en sortir, certains rêvent de montagnes d’or.

Pas besoin d’avoir fait de longues études d’économie pour comprendre qu’aujourd’hui, quelque chose cloche gravement en Guyane. Sur les étals des supermarchés, presque tout est importé de métropole ou d’Europe. Dans un territoire recouvert de forêt, même les allumettes viennent de Suède. Que produit la Guyane ? Pas grand-chose. Les échanges avec les pays voisins, le Brésil et le Surinam ? Presque inexistants, notamment parce que leurs produits ne répondent pas aux normes européennes. Paradoxe : alors qu’elle souffre d’un manque criant d’investissements publics qui l’empêche de se développer, la Guyane tient le coup grâce à l’argent de Paris, via les fonctionnaires et les aides sociales.

Plantations absurdes

Dès les débuts de la colonisation, la Guyane a connu l’absurdité économique. «  Quand les Français sont arrivés ici au XVIIe siècle, ils ont fait la guerre aux Indiens, et ils se sont installés. Ils ont lancé une économie de plantation : produire des choses ici pour les exporter en métropole. Les revenus enrichissaient les ports de France, et ici quelques familles de planteurs blancs, relate l’historien Denis Lamaison. C’était artificiel, puisqu’on ne faisait que les denrées coloniales, des denrées d’exportations – par exemple du sucre, du cacao. On ne créait donc rien pour les gens ici. Et on en est arrivés à ce que les pauvres, les esclaves, crèvent de faim. Parce qu’en fait on ne voulait pas leur donner de la nourriture. D’où des systèmes complètement ridicules, où les gouverneurs essayaient de faire des lois, des décrets, pour demander à leurs planteurs de cultiver pour nourrir leurs esclaves puis leurs engagés. Mais ils ne l’ont pas fait, ils préféraient importer la nourriture.  »

Ce système a fini par s’écrouler, achevé par l’abolition de l’esclavage en 1848, et une première ruée vers l’or. Alors, Napoléon III eut une idée magnifique : on allait développer la Guyane en y envoyant des bagnards. Échec économique, désastre humain. L’installation du centre spatial, voulue par le général de Gaulle dans les années 1960, demeure la seule réussite économique de la France en Amazonie. Mais ce bijou technologique n’a rien d’endogène, et se fait largement sans les Guyanais (qui remarquent au passage que la fusée bénéficie d’importantes exemptions fiscales).

En 2018, le modèle économique autonome n’est toujours pas trouvé. Aujourd’hui encore, « on est le seul territoire qui n’est pas indépendant de toute l’Amérique du Sud, remarque Denis Lamaison. Ce n’est pas parce qu’en 1946, on a rayé le terme de colonie pour le remplacer par celui de département que ça a changé quelque chose : on est toujours dans un système hérité de la colonisation ».

Demain l’autonomie ?

Une situation que les autonomistes dénoncent avec force. Pour eux, c’est la mainmise de Paris qui empêche le territoire de décoller. « La Guyane est bloquée parce que le statut ne convient pas, dénonce l’avocate Lucie Louzé-Donzenac. À chaque fois qu’on veut faire quelque chose pour la Guyane, il faut demander à Paris. » Et l’ancienne bâtonnière de militer pour un statut permettant d’établir des « lois pays », comme en Nouvelle-Calédonie, qui seraient plus adaptées à la réalité et à l’environnement local.

En Guyane, l’idée est assez partagée, mais tout le monde n’en attend pas forcément de miracle : «  Pour eux, le cadre va tout changer. Moi, je ne crois pas que ça résoudra tout comme d’un coup de baguette magique  », réplique Isabelle Patient, vice-présidente de la Collectivité territoriale de Guyane, dominée par Rodolphe Alexandre – un rallié à Emmanuel Macron. Sans être nécessairement opposée à une évolution statutaire, cette femme politique rappelle qu’en 2010, les Guyanais avaient rejeté par référendum une réforme donnant davantage d’autonomie aux élus locaux.

Huit ans plus tard, le verdict des urnes serait-il différent ? Le mouvement du printemps dernier aura-t-il fait bouger les lignes ? «  Pour moi, les Guyanais ont pris conscience qu’ils sont un peuple », estime Gauthier Horth, exploitant minier très actif dans le mouvement du printemps dernier, et « clairement pour la souveraineté de la Guyane ».

L’or et le cyanure

Reste à savoir vers quel développement pourrait se tourner une Guyane autonome ou indépendante. « Nous avons tout ce qu’il faut : l’or, le bois, la pêche  », expose Lucie Louzé-Donzenac. Un modèle basé sur l’extractivisme ? De quoi laisser songeur quand on sait les ravages que l’industrie minière a générés au Surinam voisin.

Autonomie ou pas, la classe politique guyanaise, dans sa majorité, soutient un méga-projet minier industriel : la Montagne d’or. Portée par un consortium russo-canadien, l’idée est d’extraire en douze ans plus de 80 tonnes d’or. Ceci à moins de 500 mètres d’une réserve biologique intégrale. La fosse ferait 2,5 kilomètres de long et aurait le volume de 32 Stades de France. D’après ses promoteurs, la mine permettrait de créer 750 emplois directs et quelque 3 000 autres induits. Argument choc au vu du taux de chômage sur le territoire…

Mais pour les nombreux opposants au projet, la Montagne d’or générerait surtout un risque industriel énorme, par le stockage de tonnes et de tonnes de boues cyanurées. Elle provoquerait une augmentation de 20 % de la consommation électrique guyanaise, et capterait d’importants fonds publics, au titre de l’aide aux entreprises. Un argent qui serait mieux dépensé à promouvoir le tourisme durable ou l’économie de la biodiversité. Le débat fait rage en Guyane. Mais la décision finale sera prise à Paris, où Emmanuel Macron s’est montré jusqu’ici favorable au projet1

C.R.

Le Laboratoire de l’anti-droit d’asile

Ô Vous, demandeurs d’asile, avez-vous aimé la loi Collomb ? Du côté de Cayenne, vous pourrez en goûter une version pimentée. Avant, quand vous arriviez sur le territoire français, vous aviez 120 jours pour vous manifester auprès de la préfecture – sous peine de passer en « procédure accélérée » et de voir votre cas examiné de manière beaucoup plus expéditive. Grâce à la loi sur l’asile votée en avril, vous n’aurez plus que 90 jours… en métropole. En Guyane, ce ne sera que 60 jours.

Mieux encore : une fois enregistré à la préfecture, vous aviez 21 jours pour rendre votre dossier à l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). Désormais, en Guyane, vous n’aurez plus qu’une semaine ! Ce n’est pas tout : avant, vous pouviez envoyer ce dossier par La Poste. Terminé ! Désormais, dans ce département où les transports en commun n’existent quasiment pas, il vous faudra l’amener en personne à l’Ofpra. Laquelle administration devra statuer sous… quinze jours.

Toutes ces dispositions sont contenues dans un projet de décret révélé par Le Monde, qui le qualifie à juste titre de « machine de guerre contre le droit d’asile ». L’objectif est clair : réduire la demande d’asile haïtienne, qui représentait l’an dernier 88,9 % des requêtes déposées en Guyane. Au niveau national, Haïti était le troisième pays d’origine, avec 4 939 premières demandes, pour un taux de réponses positives de… 3,2 %.

Si ce décret expérimental, qui devrait entrer en application d’ici quelques mois, faisait ses preuves en Amazonie, il pourrait bien être étendu à l’ensemble du territoire français, via une future loi Collomb 2.0. On n’arrête pas le progrès...


1 Le 1er février 2019, prenant un peu de distance avec son enthousiasme du passé, Emmanuel Macron a indiqué qu’en l’état, ce projet n’était « pas à la hauteur ». Mais les opposants, prudents, ne crient pas victoire pour autant. [Note du webmaster.]

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Paru dans CQFD n°165 (mai 2018)
Par Clair Rivière
Illustré par Caroline Thirion

Mis en ligne le 12.02.2019