Bye-bye turbin
La dame-pipi est l’avenir du chômeur
Si d’aventure vous êtes de passage à Bruxelles et qu’une envie perverse vous gagne d’engloutir une cheesy crust au Pizza Hut du boulevard Anspach, en plein centre-ville, vous ne serez pas déçu du voyage : à défaut d’un repas digeste, vous y trouverez des chiottes d’une blancheur phosphorescente, sentant bon l’hygiène industrielle et l’huile de coude ménagère. La satisfaction de pisser sur une faïence aussi immaculée que le sourire de George Clooney et d’appartenir du même coup à une clientèle choyée, sinon « premium », n’est toutefois pas incluse dans le prix de la pizza. Il vous en coûtera 50 centimes, comme l’indique le petit panneau posé sur le tréteau à la sortie, où le préposé au nettoyage est en train de s’éponger le front avant sa prochaine corvée de serpillière. C’est que le forçat des urinoirs doit les récurer de fond en comble tous les quarts d’heure, ce qui lui laisse peu de temps pour empocher son pourboire.
Qu’il soit occupé ou non, notez que vous pouvez fort bien vous abstenir de cracher au bassinet. La direction a interdit en effet au nettoyeur de réclamer son dû à haute voix, par souci impérieux de ne point incommoder la clientèle. Tout ce qu’il a le droit de faire, le nettoyeur, c’est espérer que vous ne détournerez pas le regard de sa soucoupe et que vous consentirez à y jeter un peu de petite monnaie. Sinon, tant pis pour lui.
Si cela vous étonne que l’entretien des WC – tâche notoirement la plus dure et la plus stratégique dans le secteur de la restauration – soit rémunéré en pièces jaunes au bon vouloir du consommateur, vous pouvez toujours appeler le gérant, qui se fera une joie de vous affranchir. Reliefs d’acné juvénile et sourire en fente de tirelire, le zozo paraît avoir été démoulé le matin même par une école de commerce. « J’espère que le monsieur, enfin, le monsieur "dame pipi" ne vous a pas importuné ? », s’enquiert-il, tandis que l’intéressé glisse furtivement un regard inquiet par la porte entrouverte des gogues. Non non, pas du tout, s’empresse-t-on de corriger le manager, que l’on pressent rapide à s’emporter lorsqu’il ne suce pas son pouce. Ce qui nous importune en revanche, lui explique-t-on, c’est la politique de Pizza Hut consistant à refuser un salaire en bonne et due forme au valeureux travailleur affecté au lessivage de nos mictions. « Oh, vous n’êtes pas les premiers à vous plaindre, même si d’habitude les gens se plaignent surtout pour les 50 centimes… » Et le poussin dirlo d’ajouter : « C’est la nouvelle politique de la maison, la façon la plus efficace qu’on ait trouvé pour assurer la propreté des toilettes, qui est un vrai problème dans le centre de Bruxelles. En face, au McDonald’s, ils font pareil. » Pas de salaire, pas de statut, pas de droits : la formule magique pour optimiser le rendement. Sait-il au moins combien de sous son nettoyeur peut espérer comptabiliser à la fin du mois ? « J’en sais rien. Ce n’est pas mon problème puisqu’il n’appartient pas à l’équipe du restaurant. »
On se demande pourquoi le gouvernement français, pourtant si prompt à encourager l’entrepreneuriat, n’a pas encore pris exemple sur la Belgique pour assouplir un peu plus son droit du travail et célébrer en grande pompe le retour des « dames pipi » – ou des « messieurs dames pipi », pour reprendre la délicate terminologie du gérant bruxellois – dans les restaurants bien de chez nous. Gageons que cela ne saurait tarder. Déjà, nombre de vieux métiers que l’on croyait disparus ont fait leur réapparition, ressuscités par l’engouement contemporain pour le larbinat. Du cireur qui fait reluire les godasses du cadre supérieur sur le parvis de la Défense au « personal shopper » qui trimballe les sacs de courses du chaland joufflu dans les centres commerciaux de luxe1, le secteur de la domesticité représente un formidable gisement d’emplois. Des emplois de service d’autant plus bullshit qu’ils sont réservés aux malheureux qui acceptent de se déclarer comme auto-entrepreneurs, entendre par là : qui acceptent d’être payés à la tâche, sans revenu fixe, ni droits au chômage, ni couverture sociale. Près d’un million de travailleurs sont aujourd’hui affiliés à ce régime génialement dérogatoire au droit du travail2, parmi lesquels des moniteurs de sport, des enseignants de fac et même, oui, des journalistes. Tu diriges un canard ou un site d’informations en ligne évidemment de gauche ? Même plus besoin de recruter des pigistes, fussent-ils jetables et sous-payés : contente-toi de les faire enregistrer comme auto-entrepreneurs, comme ça tu les paies en honoraires, sans avoir à régler un centime de cotisations sociales. Malin. Et si le journaliste-éponge n’a pas les moyens de s’acquitter de ses propres cotisations, il n’a qu’à déposer une soucoupe à la sortie du bureau. La fierté d’être un vrai entrepreneur, « indépendant » et « free-lance », suffit bien à compenser les petits inconvénients de l’ultra-précarité.
« Les étudiants vont désormais pouvoir concilier études et création d’entreprise », exultait récemment Le Figaro, après la création par la ministre Fioraso d’un statut d’étudiant-entrepreneur. Comme l’explique un des crânes d’oeuf qui ont pondu ce plan gattazien, l’objectif consiste dès cette année à « sensibiliser les 2,5 millions d’étudiants à l’entrepreneuriat, qu’ils soient en philosophie ou à Polytechnique » (Le Figaro, 30/08/14). Des polytechniciens bientôt dames-pipi chez Pizza Hut ? Pas si bête, finalement.
La suite du dossier Bye-bye turbin :
1 Un service proposé par exemple par One Nation, une galerie « luxury fashion outlet » ouverte il y a un an à Clayes-sous-Bois, près de Versailles.
2 La caisse nationale du réseau des Urssaf recensait 895 000 auto-entrepreneurs administrativement actifs en février 2013, sans compter toux ceux qui avaient mis la clé sous la porte à cette date.
Cet article a été publié dans
CQFD n°125 (octobre 2014)
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Paru dans CQFD n°125 (octobre 2014)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Tanxxx
Mis en ligne le 28.11.2014
Dans CQFD n°125 (octobre 2014)
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