Aïe tech # 5 

La Toile n’est plus à peindre

Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Cinquième épisode dédié à la ­trajectoire d’un des hérauts de l’internet libre, Aaron Swartz, disparu il y a dix ans.
par Rémi

L’envie de tout brûler est souvent au rendez-vous lorsqu’on scrute le monde de la tech’ tel qu’il tourne et déteint sur le monde. Surtout quand on se focalise sur les vilenies quotidiennes des magnats siphonnés de la Silicon Valley – d’Elon Musk cumulant les caprices de sale môme sur son Twitter à Mark Zuckerberg s’accrochant à son rêve faisandé de « métavers » pour tous. Pitoyable dystopie bas de gamme, qui dans son idiotie fondamentale n’en emporte pas moins tout sur son passage. À tel point qu’on en oublierait presque qu’il n’y a pas si longtemps les vastes étendues de la Toile étaient agitées de vents d’utopie, clamant qu’il est criminel de commercialiser savoirs et échanges.

Parmi ces pourfendeurs du monde numérique vampirisé, il est une figure presque christique tant ceux qui en perpétuent la mémoire aiment le qualifier de martyr du web libre : Aaron Swartz. Cela fait dix ans qu’il s’est pendu, le 11 janvier 2013, à 26 ans.

Génie précoce à tropisme geek, cofondateur du site web de discussions par affinités communautaires Reddit, Swartz cochait a priori toutes les cases pour devenir l’un de ces obscènes milliardaires de la tech’ dépeints dans le récent essai d’Anthony Galluzzo, Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley 1. Soit un personnage à la Steve Jobs, faisant don de son génie à l’humanité après avoir commencé dans un garage – clichés débiles mais tenaces. Swartz aurait pu. Il serait à l’heure actuelle en train de contempler sa 26e Ferrari en planifiant de terraformer Mars ou nos neurones. Révulsé par la culture start-up, il a pris le chemin inverse, quittant Reddit pour se focaliser sur les combats pour un autre web, des licences « Creative Commons » à la revendication de l’accessibilité pour tous des travaux universitaires. C’est cette dernière lutte qui le propulsa à la une. Pris la main dans le sac après avoir siphonné 4,8 millions de documents scientifiques provenant de la bibliothèque numérique JSTOR, il fit dès lors les frais de l’acharnement dément d’une justice américaine qui voulait en faire un exemple. Risquant 35 ans de prison et un million de dollars d’amende, il se suicide avant son procès.

Ce qui est intéressant et foncièrement triste avec le « moment » Swartz, c’est qu’il a marqué la fin d’une période où internet rimait encore avec utopie. Son modèle était d’ailleurs Tim Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web (la partie « navigation » d’internet) qui refusa de monnayer sa création. Une espèce en voie de disparition, dont Swartz semblait l’un des derniers avatars, politisé jusqu’à la moelle. Dans le documentaire L’Enfant d’internet, Brian Knappenberger, 2014, on voit le jeune militant mener des batailles non seulement contre les vampires du numérique mais également contre le gouvernement. C’est ainsi qu’il s’engagea contre le projet américain de loi Sopa (2012), finalement abandonné, qui, sous couvert de protection du copyright, ouvrait grand la voie à une censure généralisée. Sa dernière victoire.

Dans le processus, une transformation : Swartz passait de geek enfermé dans sa chambre à militant prenant la parole dans les manifestations, mégaphone en main. Une maturation semblable à celles qu’ont connu en France les tenants du logiciel libre et de son monde. Citons notamment les animateurs de La Quadrature du Net, délaissant le thème du numérique pour plonger les mains dans un cambouis plus ancré au terrain, notamment via le projet Technopolice (qui documente les percées sur le territoire français des derniers avatars de la société de surveillance). Le fruit d’un désenchantement mais également l’ouverture à d’autres horizons, ainsi que le formulait dans nos pages2 Félix Tréguer, auteur de L’Utopie déchue, une autre histoire d’internet 3 : « On a perdu beaucoup de temps avec cette focalisation sur l’utopie internet, cette idée que ça allait résoudre tous les problèmes. Là, on est passé à autre chose. »

Un réajustement militant qui ne renie pas la Toile comme outil de mobilisation, mais s’appuie sur un constat : si les écrans vous coupent de la rue, la bataille est perdue.

Émilien Bernard

1 La Découverte, 2023.

2 « La technopolice progresse partout », CQFD n° 183 (janvier 2020).

3 Fayard, 2019.

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Cet article a été publié dans

CQFD n°217 (février 2023)

Alors que le mouvement contre la (énième) réforme des retraites s’intensifie, nous ouvrons ce numéro de février par analyse et témoignages... en attendant la grève générale ? Ce n’est pas sans rapport, vu la répression brutale qui a répondu aux dernières grandes mobilisations populaires (loi Travail, Gilets jaunes...) : notre dossier du mois est consacré aux luttes qui défliquent. Huit pages en mode ACAB pour mettre en lumière celles et ceux qui réfléchissent et agissent pour un monde sans police. On revient également, via un long entretien avec le journaliste Rémi Carayol sur le fiasco de la présence militaire française au Sahel. On parle de murs à abattre. Mais ce n’est pas tout... Demandez le programme !

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Paru dans CQFD n°217 (février 2023)
Dans la rubrique Aïe Tech

Par Émilien Bernard
Mis en ligne le 24.03.2023