Le soixantième. France Télécom vient de connaître son soixantième suicide depuis 2008 : le 26 avril dernier, sur le site de Mérignac (Gironde), Rémy Louvradoux s’est immolé par le feu. Malgré le plan com’ de la direction, réorganisation et compétitivité à outrance engendrent toujours leur lot de victimes.
Si France Télécom est régulièrement évoquée par les médias, cela est moins fréquent pour sa petite sœur chargée du courrier. Pourtant, les mêmes causes produisent les mêmes effets… Depuis le début des années 1990, La Poste a, elle aussi, entamé sa mue, se débarrassant, réforme après réforme, de sa vieille peau de service public. Depuis le 1er mars 2010, elle est société anonyme et, récemment, la Caisse des dépôts et consignations est entrée dans son capital à hauteur de 26 %. Avant d’être cotée en Bourse, comme toute entreprise moderne. Et qu’importe si l’on doit broyer le petit personnel au passage.
En mai 2010, le syndicat des médecins de La Poste dénonçait « des suicides ou tentatives de suicide » supposés liés exclusivement au travail, l’absentéisme pour maladies, des « situations d’épuisement physique et psychique », et une « très forte augmentation » des accidents du travail. Ambiance ! La boîte de Jean-Paul Bailly n’a pas tardé à réagir, créant en décembre dernier son plan « Santé au travail ». Un franc succès : en janvier, Robert Palpant, un agent de Vitrolles (Bouches-du-Rhône) s’est donné la mort. Selon la CGT, la victime a laissé à sa compagne un courrier « qui laisse entendre que son acte était lié à sa situation au travail [...] depuis la réorganisation qui lui pesait beaucoup, avec un management axé sur la rentabilité maximale des salariés et du bureau. »
Mais qu’en est-il exactement ? Lucien, facteur à Marseille, témoigne de l’ambiance dans son bureau : « Elle est morose ! Sur mon bureau, avec la réforme Facteur d’avenir, le nombre de tournées a baissé de 28 %, on a donc des tournées à rallonge qui demandent beaucoup plus de temps de distribution. En contrepartie, une réorganisation du travail était censée nous faire gagner du temps sur le tri, les réexpéditions, les recommandés… En fait, cela a multiplié les procédures faisant exploser le temps de travail à coup d’heures supplémentaires jamais reconnues. À cela s’ajoute la sécabilité : il s’agit ni plus ni moins de répartir les tournées des absents sur les présents. » Pas simple, dans de telles conditions, de s’épanouir au boulot. « Cette réforme, poursuit Lucien, divise les équipes et met les gens en concurrence. Maintenant, on a des grades ! Il y a un facteur d’équipe et un facteur qualité. Ceux-là ont quelques responsabilités supplémentaires et, en contrepartie, touchent quatre-vingts à cent euros de plus par mois. Mais ils se retrouvent le cul entre la direction et leurs collègues. Et puis, cette promotion, qui n’existait pas avant, fait des envieux. Tout cela isole les gens, et je pense que c’est délibéré. Tout ce qui pouvait créer de la cohésion entre facteurs a disparu. »
Lors de la mise en place du pansement Santé au travail, la direction a promis de laisser dix-huit mois entre chaque restructuration, « mais quand adviendra l’échéance, ils rallongeront encore nos tournées et supprimeront des postes, poursuit Lucien. Ils prévoient de supprimer 50 000 emplois d’ici 2015. » Nombreux sont ceux qui, subissant Facteur d’avenir, regrettent celui du passé, et « beaucoup de collègues sont devenus inaptes à la distribution. Le physique ne tient plus, ou les conditions ont tellement évolué – en pire – qu’ils somatisent. On voit de gros pépins physiques, des blessures de sportifs ! » Et, au lieu de réagir collectivement, chacun essaye de s’en sortir par lui-même : « Beaucoup veulent partir vers les guichets, pour échapper à l’augmentation de la charge de travail. » Une tactique individuelle qui peut parfois conduire au désespoir…
Daniel, chef d’équipe dans le IIe arrondissement de Marseille, renchérit : « Les gens disent qu’ils en ont marre. Et puis, il y a une dégradation organisée du rôle social du facteur. » Terminé, le gars à casquette qui connaît sa tournée, a le temps de tailler une bavette avec les usagers, et peut dépanner la grand-mère en mal de lait ou de médicaments. « Mais La Poste s’est lancée dans le service d’aide à domicile, et certains facteurs ont reçu une formation pour brancher la TNT chez les personnes âgées de plus de soixante-dix ans. » Bien entendu, La Poste se fait rémunérer pour le service… Et ça, c’est bon pour le moral des tauliers !