Jean Meckert
L’anar du polar
Le réel, c’est la domination : des riches sur les pauvres, des hommes sur les femmes – et c’est le réel que décrit Jean Meckert (1910-1995), dont on republie peu à peu les livres. Dans ses romans d’une noirceur presque écœurante (Les Coups, Nous avons les mains rouges, Je suis un monstre…), parus de 1942 à 1952 chez Gallimard, comme dans la vingtaine de polars beaucoup plus jouasses, voire franchement hilarants, qu’il publie ensuite dans la collection Série noire1, le tableau est le même : on se trouve à ras de terre, dans la grisaille de la Libération puis d’une reconstruction brinquebalante, quelque part entre la pauvreté qui s’accroche et la petite bourgeoisie qui se pavane pour pas grand-chose. Les écrits réédités ce printemps sous le titre Chez les anarchistes2 dévoilent le jeune Meckert, chroniqueur en reportage chez ses copains dans le Paris et la banlieue d’après-guerre.
Pour l’occase, Meckert commence par rendre visite à Léon, « petit gars boulot, honnête, civique, c’est-à-dire de ces innombrables couillons, bons bougres, braves types, qui sont tout de même une majorité révolutionnaire, progressiste, réformatrice » et qui voient les espoirs de la Libération leur glisser entre les mains. Dans un autre texte du volume, il règle son compte à l’idée de « masses », et de « littérature pour les masses », alors populaire à gauche. Les masses, il en fait partie et, si ses écrits peuvent être rattachés au courant du roman prolétarien, c’est au sens où la politique est partout, mais aussi nulle part, dans des aspirations confuses, des options intimes qui définissent ou trahissent la place de chacun dans la société. Ce qui compte à ses yeux chez un individu, c’est ce qui, d’une manière ou d’une autre, cherche à échapper à l’ennui et au sentiment d’enfermement que suscite la vie sous le capitalisme. Et tant pis si ça rate, comme chez ces petits-bourgeois qui se ruinent la santé à finir leur pavillon dans une banlieue paumée, ou ces anars qui divaguent sur le végétarisme devant un public sous-alimenté.
Louisette, Monique, Odette, Yvonne… Cas unique parmi les auteurs populaires de son époque, chez Meckert les copains sont très souvent des copines. Les femmes y occupent autant de place que dans la vie : ni meilleures ni pires que les hommes, comme eux en lutte, résignées ou trouvant leur compte à leur condition. Jusque dans l’univers viril de la Série noire , ses polars Langes radieux (1963) ou Noces de soufre (1964) campent des femmes qui font les quatre cents coups façon Thelma et Louise. Les autres se débrouillent plus modestement de leurs problèmes de couple, face à des hommes assez généralement décrits comme des gros cons. On ne sait pas trop ce qui a pu conduire Meckert sur le chemin d’une telle « déconstruction », décrivant sans fausses pudeurs la violence masculine, la lâcheté face aux sentiments et le male gaze3, avec les idées bien au clair quant à ce que la domination masculine fait à l’amour – et sans égard pour l’aliénation de celles et ceux qui s’y plient.
Dans La Ville de plomb, roman de 1949 fraîchement réédité4, Marcel, jeune ouvrier timide, et Étienne, son copain relou, se disputent Gilberte, qui essaie de se démerder une vie à elle et n’y arrive pas très bien, coincée entre désir de liberté et exigence de respectabilité. Marcel, apprenti écrivain, bâtit un monde à la limite de l’anticipation, hanté qu’il est par la vision de l’apocalypse atomique – une des obsessions de Meckert, qui lui vaudra de sérieuses bricoles5 quand il s’en prendra aux essais nucléaires français en Polynésie. À ses rêveries, Gilberte oppose sourdement sa grossesse, l’avortement qu’elle va affronter seule, et sa trouille.
Cette réalité crue, il faudra attendre Jean-Patrick Manchette, dans les années 1970, pour la retrouver, et avec lui la veine d’un polar social, de Thierry Jonquet à Jean-Bernard Pouy, qui doit tant à Meckert.
1 Toujours chez Gallimard, sous le pseudonyme de John puis Jean Amila.
2 Chez les anarchistes – Reportages, nouvelles et autres textes, éd. Joseph K.
3 Culture visuelle dominante fondée sur l’ » objectification » du corps de la femme.
4 Huitième volume de Meckert réédité en octobre dans la collection Arcanes, chez Joëlle Losfeld.
5 Après la parution de La Vierge et le taureau (1971), roman dénonçant le néocolonialisme atomique français en Polynésie, Jean Meckert est violemment agressé à Paris en 1975 par des inconnus, sans que le lien entre cet acte et ses écrits n’ait toutefois pu être prouvé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans ce numéro, un dossier "cette mort qu’on nous vole". Mais aussi : une enquête sur la traque des migrants à Calais, un entretien sur la militarisation de la police, les confessions d’un rebelle irlandais, l’évasion d’un prisonnier palestinien...
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Paru dans CQFD n°203 (novembre 2021)
Dans la rubrique Bouquin
Par
Mis en ligne le 26.11.2021
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