Le moral dans le Massachussets
L’Empire du moindre mal
« Quoi ? Tu sais pas ce que c’est un prêteur sur gage ? » Ça tombe bien, Bud y allait justement. Bud est petit. Il a la quarantaine, le visage sec, et travaille dans la maintenance industrielle. « T’as qu’à me suivre. Imagine que ton salaire arrive seulement la semaine prochaine. Quand t’es à court de cash, tu vas au prêteur. » Ici, à Fall River, 89 000 habitants, les pages jaunes en recensent une dizaine. Parmi les boutiques en vogue, on compte aussi les magasins « TOUT À UN DOLLAR », les centres de désintoxication, les cabinets d’avocats spécialisés en « droit criminel - préjudices corporels - divorces ». C’est là qu’on remarque les caméras de sécurité postées sur les pharmacies. Les écriteaux de la police offrant des « récompenses en liquide pour des renseignements ».
Arrivé au prêteur de Main Street, Bud tient à expliquer. « Tu peux leur laisser ton portable pour une semaine, par exemple, et ils te prêtent autour de 100 dollars en échange. Quand tu ramènes le cash à temps, il faut juste payer les intérêts. Sinon, ils gardent ton portable et le mettent en vente. » Martha tient la boutique. Sur les étagères, des consoles de jeux vidéos, un fauteuil roulant électrique, des bijoux par dizaines, une lampe Scarface en forme de mitraillette, un sac à main Fendi, des outils de jardin. Bud cherche une barre de son pour sa nouvelle télé. Il y a aussi Mitch qui s’est « fait voler son portefeuille hier soir » et qui a besoin de cash. On comprend mal ce que dit Mitch. Il semblerait que la montre jaune pétante, là, dans la vitrine, ce soit la sienne.
L’État du Massachusetts compte parmi les plus prospères des États-Unis. D’après le Bureau des statistiques, pourtant, 23% des habitants de Fall River vivent sous le seuil officiel de pauvreté, soit près du double de la moyenne américaine. Le taux de chômage y oscillait entre 6 et 9% cette année. Le salaire médian y est deux fois inférieur à celui du Massachusetts. L’épidémie d’héroïne qui ravage le pays y a fait 44 morts l’année dernière.
Chez le prêteur sur gages de Main Street, trois photographies du vieux Fall River. Les années 1930 et 1945. On peut y voir les rues débordant de passants, les routes emplies de voitures, les enseignes crépitantes des magasins. La ville comptait une centaine de filatures de coton à la fin du XIXe siècle. C’était alors l’un des principaux centres manufacturiers des États-Unis. « Les filatures ont commencé à déserter au sud après la crise de 29, dit Marc, un journaliste au canard local. Puis les années 1970 ont achevé son déclin. Les emplois partaient en Chine, au Mexique, au Bangladesh. L’Alena [accord de libre-échange nord-américain ratifié par Bill Clinton, ndlr] a été un désastre, surtout pour les ouvriers à bas salaires. » Fall River est tout de même restée fidèle aux démocrates. En 70 ans, pas un seul maire républicain n’y a été élu.
La même hégémonie démocrate régente le Massachusetts. Pour ses autres villes ouvrières comme Lowell et Worcester, c’est là un choix malheureux. Façonné par la crise de 29 et l’appui des syndicats, le parti du New Deal s’est éloigné de son électorat ouvrier au tournant des années 1970, lui préférant la nouvelle classe moyenne de « l’économie du savoir. » À l’État-providence, les Nouveaux Démocrates ont substitué la gouvernance des « experts » et l’idéologie de la « méritocratie » qui prescrit davantage d’éducation pour tous les maux. C’était l’avènement du « ni de gauche ni de droite » et des sacrifices inévitables de « l’économie globalisée. » La mue néolibérale de Bill Clinton consista à tirer le coup d’envoi de la fuite des emplois non-qualifiés vers le Mexique (avec l’Alena), à durcir la répression pénale et à tailler dans l’assistance publique.
Depuis, plutôt que de combattre l’ordre social des conservateurs, le « Parti du peuple » l’a naturalisé : si Fall River crève de l’héroïne quand les « classes créatives » de Boston (la capitale) prospèrent, c’est que les habitants de la première ne sont pas suffisamment diplômés. Pour toucher du doigt cette « Amérique post-industrielle », on peut parcourir à pied la rue Bedford, traversant la ville d’ouest en est. Trois kilomètres de fureur de vivre. Trois kilomètres d’usines abandonnées, de parkings payants, de réparateurs de voitures, de réparateurs de vitres brisées pour voitures, de stations essence, une entreprise de personnel de sécurité, un studio de photographie avec option « just wedding », les pompes funèbres, un Wendy’s et un Dunkin’ Donuts. Dans la salle climatisée du Wendy’s, un écran plasma fait tourner les images de CNN.
Ce jour-là, samedi 15 octobre, un candidat à la Maison-Blanche est accusé d’agressions sexuelles. Le bandeau de CNN défile. « Trump qualifie les accusations de “calomnies” – Trump sur les allégations d’attouchements sexuels : “je suis une victime” – Trump s’attaque aux médias – Avec NutriSystem, perdez du poids dès maintenant… » Bud n’en a « rien à foutre », de Trump. Ni de Clinton. « S’il y a un truc qui m’intéresse pas, c’est bien la politique. Je vote pas. Ces gens-là sont tous des criminels. Cette élection, il faudra choisir le moindre mal, c’est tout. Obama, c’était OK. C’est pas qu’il a amélioré les choses, c’est juste que ça n’a pas empiré. » Aux primaires de mars dernier, 70% des électeurs de Fall River ont déserté les urnes.
« La présidentielle ? Pfffff... » Amber est au volant de son taxi. « Je crois que tout le monde est fatigué des Clinton. Bill était pas mal comme président mais Hillary a l’air de convoiter le pouvoir depuis des décennies. On dirait qu’elle est prête à tout pour se faire élire. Alors entre elle et Trump… C’est assez déprimant, vous savez. Dans un pays aussi grand que le nôtre, on s’attendait à avoir le choix. » D’après le magazine Bloomberg, à la mi-octobre, la machine électorale d’Hillary Clinton avait levé 911 millions de dollars (830 millions d’euros), soit plus du double de Donald Trump. Pour ses six derniers mois de campagne, la démocrate ne s’est déplacée que deux fois dans le Massachusetts. Et uniquement pour des levées de fonds. Après tout, abstention ou pas, on est en terrain conquis, ici.
Magie du bipartisme américain et de la triangulation, les classes ouvrières de l’État ne seront jamais assez « déplorables » (c’est ainsi que la démocrate qualifie les électeurs de Trump) pour voter républicain. Qu’importe, par ailleurs, si Mme Clinton n’a remporté la primaire du Massachusetts qu’avec 50,1% des voix contre Bernie Sanders. Les professionnels du marketing politique sont bien trop occupés à bombarder de publicité les électeurs de Floride, de Pennsylvanie ou de l’Ohio – ces « swing states » qui décideront du score final. « Les démocrates avaient besoin de nous à un moment. Plus maintenant, dit Marc, le journaliste. La seule chose qu’on peut encore attendre d’eux, c’est qu’ils ne coupent pas encore davantage les budgets de l’assistance publique. »
Lorsqu’en octobre dernier, la publication d’e-mails piratés par Wikileaks révélait la fusion de Mme Clinton avec les intérêts de Wall Street, sa passion pour le « libre-échange » et son « éloignement » des classes moyennes, la candidate a accordé un long entretien au New York Times. À ses électeurs, elle a pu adresser un lumineux rappel à l’ordre : « Je suis le dernier rempart entre vous et l’apocalypse. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°148 (novembre 2016)
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Paru dans CQFD n°148 (novembre 2016)
Dans la rubrique Actualités
Par
Illustré par Kalem
Mis en ligne le 07.11.2016
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