Mais revenons à juillet 36. Henri a 11 piges. Avec ses parents, il vit à Sant Joan Despí, à l’ouest de Barcelone, non loin des berges du Llobregat. La guerre civile éclate. Henri n’en parle pas. Ou bien par ricochets. Il accuse un certain révisionnisme de faire la part belle au conflit armé et de laisser dans l’ombre le processus révolutionnaire. Tout va très vite. Les frémissements collectivistes font fuir la poignée de gros propriétaires terriens. Le village organise une réunion pour trancher entre deux modes de mise en commun des terres : la collectividad agricola ou la repartidora. Henri : « La repartidora signifie par exemple que si tu as deux enfants on te donne 400 mètres carrés de terre, si tu n’en as qu’un, on te donne moins. J’accompagne mon père et ses copains anarcho-syndicalistes de la CNT à la réunion. Pour mon père, il faut faire pression pour que soit adoptée la collectivisation parce que si on répartit la terre entre tous, on ne solutionne rien. À sa grande surprise, le village opte rapidement pour la collectivisation sans que les cénétistes aient besoin d’intervenir. Ça a été un grand soulagement. » Melich père abandonne aussitôt son commerce de fruits et légumes et intègre la collectivité. « C’était ses idées, au grand dam de mes frères qui l’ont traité de fou au moment où il pouvait gagner de l’argent avec le marché noir ! »
Le père Melich n’a rien d’un tiède. En 1919 déjà, l’anarcho-syndicaliste mouille la chemise lors de la grève de la Canadiense, du nom de l’usine de textile barcelonaise d’où rugit la contestation. La capitale catalane est bientôt paralysée, et les prolos révoltés sont enchristés par milliers dans les geôles de Montjuich. Jusqu’où s’implique son père dans le conflit ? Henri l’ignore. Mais le clan Melich doit se mettre au vert en France quelques années pour éviter les représailles. En 1935, le père Melich apprend que Durruti est de retour en terre ibère. Et il y a comme un pressentiment dans l’air. Il vend tout : maison et vignes et rembarque sa famille pour l’Espagne. Pour faire la révolution ! Question de pur bon sens. Un jour, Henri Melich recueillera cette confidence de la bouche d’Aurelio Fernández, ancien de Los Solidarios et chef de Las Patrullas de Control[Los Solidarios : groupe anarchiste actif en Espagne pendant les années 1920. Las Patrullas de Control : organe de « police » révolutionnaire chargé de l’ordre public à Barcelone de juillet 36 à juin 37.]] durant la guerre civile : « Moi, la révolution, je la sentais, j’en rêvais. Et quand c’est arrivé, je l’ai trouvée la chose la plus naturelle au monde. » « Depuis tout jeune, Aurelio vivait avec cette idée, poursuit Henri Melich. Des années plus tard, à son retour du Mexique, on s’est retrouvés et je lui ai demandé : “Vous y croyiez vraiment, à la société libertaire ?” Il m’a regardé : “Et tu crois que si on n’avait pas tant cru à cet idéal, on serait allés si souvent en prison ?” Parce qu’on les prenait et on les jetait en prison ; on les libérait et on les refoutait en taule. C’était un va-et-vient incessant. Pourtant, ils n’ont cessé d’y croire. Et nous, les enfants, on y croyait aussi. On entendait des choses comme : “Aujourd’hui, on fait la révolution ici, mais demain on la fera partout dans le monde.” »
[|Fini l’aumône du pourliche|]
11 piges. Un gosse parmi d’autres. Qui construisent des barricades de fortune pour piquer les trottinettes des mômes de Cornellà et Sant-Feliu, les bleds voisins. La guerre est un jeu, tandis que la révolution s’enseigne. « “La toma del montón” [1], c’est comme ça qu’on nous expliquait les choses. Tu travailles et mets les richesses produites au sein de la collectivité. Tu n’as pas de salaire, mais par contre, quand tu as besoin de quelque chose, tu le prends. Tu as besoin d’un pantalon, tu le prends. Mais attention, pas deux, hein. » Il est là, le cœur du processus révolutionnaire, dans ce nouveau pari sur ce que pourrait être la nature humaine. Aux antipodes des colporteurs d’un darwinisme social où la compétition reste la clé de voûte de toute association humaine, les bâtisseurs de 36 opposent l’entraide et la collaboration chère à Kropotkine.
Le minot Henri n’aime pas l’école. Pour sécher les cours, il baratine sa mère : « Les fascistes bombardent les écoles ! » Son père finit par le caser comme apprenti coiffeur auprès d’un ami. Les samedis et dimanches, jours d’affluence, un gars tout en élégance vient donner du ciseau dans le salon. « Il me plaisait beaucoup, ce type : il ne fumait pas, il parlait bien. Et surtout quand on lui donnait la pièce, il disait : “No, no, gracias, je ne vis pas d’aumône, j’ai mon salaire.” Le syndicat des coiffeurs avait refusé d’accepter les pourboires. J’avais un petit escabeau pour savonner les barbes, je passais d’un client à l’autre. Au moment de partir, il fallait épousseter le client et tendre la main. Mais j’ai refusé le pourboire par une sorte de mimétisme. Je me considérais comme un ouvrier. »
Industrie, agriculture, éducation, arts : aucun secteur n’échappe à cette lame de fond égalisatrice. Tout ça est bien joli sur le papier, mais comment on fait avec celui qui ne veut pas de ces nouvelles règles ? « T’en fais pas, par le comportement des autres, il comprendra qu’il agit mal et à la fin, il réalisera où est son intérêt. » Les mains d’Henri s’agitent comme pour retenir les effiloches d’une trame jamais usée : « On supprimera les prisons et l’argent. La prostitution n’existera plus. Tout le monde s’aimera. » Ostia ! Heureusement que la religion a été abolie, sinon certaines langues perfides pourraient croire à l’avènement du royaume de Dieu !
[|Anarchie = Amour|]
À l’automne 2014, les éditions Acratie publiaient les mémoires d’Henri : À chacun son exil, Itinéraire d’un militant libertaire espagnol. En copilotage du projet, on trouve Romain Melich, son petit-fils. Le jeune homme se souvient de ce grand-père qui venait le chercher à la sortie du collège. « Sur le trajet, il me posait toujours des questions : Le vol, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est la personne qui va voler un bout de pain parce qu’elle a faim ou est-ce que c’est le patron qui vole son temps au travailleur ? » Des graines semées dans la tête de l’enfant. Plus tard, ce dernier ira les faire germer au Mexique. « Je me rappelle d’une petite communauté dans le Oaxaca. On avait aidé les gens à monter une serre et une bibliothèque. Tous les soirs, on organisait des débats. Ceux qui venaient de Mexico – dont moi-même – employaient des mots très ciblés. Les premiers jours, il y a eu une certaine incompréhension, mais quand on a baissé le niveau de langage, on s’est aperçus que les démarches étaient les mêmes. Nous, on théorisait, eux pratiquaient. »
La victoire franquiste n’a pas réussi à fracasser ce vieux rêve d’égalité. Écoutant Henri dépoussiérer ces vieux mythes, on a comme l’impression que tout est parti d’un muscle trop souvent négligé : le cœur. On repense à Gaspard, vieil exilé qui avait refondé un Athénée libertaire au nord de Perpignan. Sur un mur, on souriait tous devant cette inscription : Anarchie=Amour. Henri : « Avant la guerre, le communisme autoritaire n’existait quasiment pas, par contre, il y avait déjà une longue tradition libertaire. L’acratie, le peuple espagnol l’a adoptée. C’était pour lui, ça correspondait à son caractère. Nous, la révolution on l’a pas faite en 1789, mais en 36. »
[/Sébastien Navarro/]