Jean-Marc Rouillan a testé pour vous la torture à la française

Jann-Marc Rouillan écrivait dans CQFD depuis janvier. Tous les mois, notre « correspondant permanent au pénitencier » veillait, depuis son « bunker » de Moulins-Yzeure, à nous faire parvenir sa chronique en temps et en heure, bien calibrée pour tenir dans sa page, un vrai boulot de pro, tel qu’on n’en voit pas chaque jour dans un canard de chômedus ensoleillés. Quand son papier nous arrivait par un chemin détourné, on oubliait, le temps de la lecture, que l’auteur de cette prose gorgée de vie ne serait une fois de plus pas là pour l’apéro. Ce gars qui survit en taule depuis dix-sept ans, dont les camarades agonisent sous la semelle implacable de l’administration carcérale, ce gars qui nous soutient plus que nous ne le soutenons et que nous n’avons jamais vus, on s’était vite habitué à le considérer comme un collègue, un pote. Mais ce mois-ci, pas de Jann-Marc dans CQFD. Depuis son transfert à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis le 18 mai, et suite aux violences crapuleuses perpétrées contre lui par des surveillants encagoulés, notre collaborateur n’est plus en mesure d’honorer son rendez-vous mensuel : placé en isolement, privé de tout moyen de communication, il a de fait été réduit au silence.

Bien sûr, cette muselière est peu de choses comparée à la serviette avec laquelle les Équipes régionales d’intervention et de sécurité (ERIS) l’ont baillonné à l’aube de son transfert. Les ERIS, comme nous dit Pierre Ripert, l’avocat de Rouillan, c’est un « corps de mercenaires créé pour casser du détenu ». Encagoulés tels les bourreaux de la place de Grève, pour pouvoir cogner incognito, les membres des ERIS ont donc réveillé Jann-Marc au petit matin du 18 mai. Ils lui enfoncent une serviette dans la bouche, le frappent, le déshabillent, le traînent nu à travers la taule puis l’obligent à se mettre à genoux, toujours nu, devant le directeur de la centrale, Richard Bauer, qui aurait alors « détourné les yeux ». Trois autres détenus ont subi le même sort. « Ces traitements inhumains et dégradants ressemblent beaucoup à ce qui a été dénoncé à la prison d’Abu Ghraïb à Bagdad », observe Pierre Ripert. Selon lui, en près de vingt ans de cabane, Rouillan n’avait jamais vécu ça. Pour la première fois, il portera donc plainte pour « coups et violence ». Sans le moindre espoir qu’elle aboutisse, mais pour forcer les donneurs d’ordre à se donner au moins la peine de tricoter une explication.

L’administration carcérale justifie le transfert de Jann-Marc par une imputation qui a toutes les apparences d’une dinguerie : notre collaborateur aurait affrété un hélico depuis sa cellule de Moulins-Yzeure… Si elle était fondée, une telle accusation visant un homme malade, vraisemblablement atteint d’un cancer aux poumons, aurait de quoi forcer le respect. D’autant qu’au moment où il était supposé fomenter son plan d’évasion, Jann-Marc s’apprêtait à déposer une demande de libération - en se doutant, il est vrai, qu’elle finirait dans la même poubelles que celles déjà formulées par les presque mourantes Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron. De toute façon, pour s’échapper de la centrale ultra-sécurisée de Moulins-Yzeure, un hélicoptère seul ne suffit pas : il y faut aussi un fabuleux trésor d’imagination. Entièrement recouverte de filins de sécurité, équipée d’un double mur d’enceinte de six mètres de haut et dotée de cent cinquante surveillants, ce bunker est régulièrement vanté par l’administration carcérale comme « la prison la plus sûre d’Europe ». Quiconque se retrouve dans ce cul de basse-fosse éprouve très certainement le désir d’en sortir. Mais du désir au projet, puis du projet à sa mise en œuvre, il y a toute les marges qui séparent un rêve de liberté d’un forfait punissable de torture.

Le jour du transfert, les autorités pénitentiaires affirmaient détenir des « preuves sérieuses confirmant les soupçons » portés contre Rouillan. Pourquoi ces preuves n’ont-elles pas été communiquées à la justice ? Il est loufoque qu’aujourd’hui, quand le moindre citoyen ayant affaire à la force publique encourt des poursuites pour outrage à agents, aucune information judiciaire n’a été ouverte à l’encontre d’un détenu « dangereux » soupçonné de vouloir griller la politesse à une citadelle en béton armé. Sa mise au secret à Fleury, dans une maison d’arrêt parfaitement inadaptée aux longues peines (à supposer qu’existent des lieux susceptibles de s’adapter à une perpétuité sous les verrous), achève le tableau. Voici Rouillan en quartier d’isolement, dans les murs de l’ex-QHS remis en fonction il y a seulement trois mois. Jusqu’à quand ? Pas moyen de savoir. En quelques mots qu’il a pu nous faire glisser, Jann-Marc nous rassure néanmoins : « Dans ce QI disciplinaire, au moins, question environnement, on respire ! » Quant à l’interdiction faite à notre correspondant de s’exprimer : « Je n’ai vu aucune intervention de Reporters sans frontières… Bizarre, non ? » Parce qu’en plus, ce con a de l’humour.

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Paru dans CQFD n°13 (avril 2004)
Par Olivier Cyran
Mis en ligne le 24.05.2004