Vox Poetik # 21 - Xu Lizhi

« J’ai avalé une lune de fer »

Mortibus et inutile la poésie ? Que nenni. Cette chronique « Vox Poetik » reviendra régulièrement vous le seriner en vous proposant des extraits qui nous hérissent les chakras. Vingt-et-unième cri, une œuvre de l’ouvrier-poète chinois Xu Lizhi (1990-2014), publiée dans le recueil La machine est ton seigneur et ton maître (Agone), qui donne à lire les conditions infernales des travailleurs des usines Foxconn, plus grand fabricant du monde dans le domaine de l’électronique.

Xu Lizhi était un poète. C’était aussi un travailleur de la gigantesque usine Foxconn de Shenzen. Pas le choix. Dès 20 ans, il quittait son foyer familial d’un petit village du Guangdong pour rejoindre le monstre industriel où sont fabriqués à la chaîne nombre des saloperies numériques conçues par la Silicon Valley – au premier rang desquels les produits Apple. Une série de suicides en 2010 ont un temps attiré l’attention sur les conditions de travail inhumaines des usines Foxconn, où dépérissent les iSlaves. Alors Foxconn a installé des filets anti-suicides dans les bâtiments où sont logés les ouvrières et ouvriers. Pratique.

Xu Lizhi était un poète. Dans ses écrits, dont certains ont été publiés dans le très recommandé La Machine est ton seigneur et ton maître1, il racontait comment sa jeunesse se perdait dans le monstre, comment il en était venu à « la regarder jour et nuit se faire broyer / Écraser, polir, mouler / Pour quelques billets mesquins qui passent pour un salaire. »

Xu Lizhi était un poète. Dans « Une vis tombe par terre », rédigé en 2014, il décrivait la chute de ce petit objet manufacturé, que personne n’observe, qu’on n’entend pas atterrir. Il écrivait : « Personne ne le remarquera / Tout comme la dernière fois / Une nuit comme celle-ci / Quand quelqu’un s’est jeté / Dans le vide. »

Xu Lizhi était un poète. Contraint par la dèche de revenir travailler à l’usine Foxconn-Mordor qu’il avait voulu fuir, il s’est suicidé le 30 septembre 2014.

« J’ai avalé une lune de fer »

J’ai avalé une lune de fer
Qu’ils appellent une vis
J’ai avalé ces rejets industriels, ces papiers à remplir pour le chômage
Les jeunes courbés sur les machines meurent prématurément
J’ai avalé la précipitation et la dèche
Avalé les passages piétons aériens,
Avalé la vie couverte de rouille
Je ne peux plus avaler
Tout ce que j’ai avalé s’est mis à jaillir de ma gorge comme un torrent
Et déferle sur la terre de mes ancêtres
En un poème infâme

(Xu Lizhi, 1990, 2014)

Précédents épisodes Vox Poetik :
#1 : « Je crache sur votre argent en chien de fusil » (Gaston Miron)
#2 : Le toast de l’ami italien (Erri de Luca)
#3 : « Aux personnes qui me merveillent » (Valérie Rouzeau)
#4 : « Des têtes de fromages de tête » (Jacques Prévert)
#5 : « Paix sur la terre aux pommes de terre » (Brigitte Fontaine)
#6 : « Les dieux sont au PMU » (Kae Tempest)
#7 : « Un endroit où Billy The Kid peut se cacher quand il tire sur les gens » (Jack Spicer)
#8 : « Non, non, pas acquérir » (Henri Michaux)
#9 : « Des bêtes vivent sur nos visages » (Laura Vazquez)
#10 : « Des larmes de honte et de boue » (Boris Vian)
#11 : « Au fou, au fou ! » (Raymond Asso & Damia)
#12 : « La paix a un cancer du poumon » (Maung Day)
#13 : « On entend seulement le montagnard du Kremlin » (Ossip Mandelstam)
#14 : « Seul un insensé parle mal du vin » (Omar Khayyam)
#15 : « La poésie ne va pas à la messe » (Eugenio de Andrade)
#16 : « Le courage de cette tempête à deux flocons » (Richard Brautigan)
#17 : « Que le jour se lève, sur ce mauvais rêve » (Robert Desnos)
#18 : « Du haut de la tour, je jetterai tous les artistes » (Franco Battiato)
#19 : « Ça danse à s’en niquer les os » (Diaty Diallo)
#20 : « La sueur noire des porcs » (Benjamin Péret)


1 Éditions Agone, 2015. Une version actualisée est sortie début 2022, avec une postface de Célia Izoard.

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