Vox Poetik # 18 – Franco Battiato

« Du haut de la tour, je jetterai tous les artistes »

Mortibus et inutile la poésie ? Que nenni. Cette chronique « Vox Poetik » reviendra régulièrement vous le seriner en vous proposant des extraits qui nous hérissent les chakras. Dix-huitième salve, un saut de côté dans la variété italienne, avec les paroles perchées et quasiment proto-situationnistes d’un morceau de Franco Battiato, farfelu magnifique.

Le 18 mai prochain, il y aura un an que Franco Battiato est mort. On en pleure encore des larmes de sang. Pourtant, un mystère demeure. Comment cet hurluberlu binoclard a-t-il su provoquer un tel enthousiasme chez ses fans, un tel agacement chez les autres, avec ses arrangements contestables et ses paroles perchées, à côté desquelles les envolées de Mylène Farmer semblent extraites du Code de procédure pénale ? Qui sait, quand on sait pourquoi on aime c’est qu’on n’aime pas assez.

Dans le genre bizarre, le pedigree est irréprochable. Pionnier de l’électro inécoutable dans l’Italie des années 1970 (comme il le sera du vocodeur trente ans plus tard), auteur des plus énormes succès de la variétoche du début des années 1980 (« Voglio vederti danzare », « Centro di gravità permanente », « Bandiera bianca »…), il est aussi le premier chanteur pop invité à chanter devant le pape, quelques mois avant d’aller donner un concert en arabe dans Bagdad sous embargo. Puis il s’installe en ermite sur les hauteurs de sa Catane natale, où il compose des opéras, peint des tableaux pas terribles, reprend Brahms et Dalida et réalise des films dont le dernier, Niente è come sembra (2007), featuring Alejandro Jodorowsky.

Généreux en concert (« Je m’en passerais bien, concédait-il, mais ça fait plaisir aux gens ») comme à la télé, Battiato envoyait chier tout le monde, à commencer par celui de la culture – témoin, sa chanson « La Tour », ci-dessous. Avare en chansons d’amour, il distille à intervalles réguliers des messages politiques plus ou moins discrets, déplorant le sort de sa « pauvre patrie » (« Povera patria ») et « les charlatans, les magouilleurs » dont il faudrait encore « payer les extras » (« Inneres Auge »). En 2014, il avait soutenu la campagne de crowdfunding du quotidien d’extrême gauche Il Manifesto – avant de retourner à ses ésotéristes et à sa musique soufie.

La tour

« Du haut de la tour
Je jetterai tous les artistes
Car les trompettes du jugement retentiront
Pour tous ceux qui croient en ce qu’ils font

Chez les Spartiates
Autrefois c’était pareil
Ils jetaient de la falaise
Ceux qui tournaient mal

Du haut de la tour
Je jetterai tous les théâtreux
Et Notre-Dame des Turcs
Miroir de mes appétits
Qui de nous est le meilleur en ce royaume ?

Mais je sauverai
Ceux qui n’ont envie de rien faire
Mais ne savent pas rien faire
Ceux qui n’ont envie de rien faire
Mais je sauverai
Ceux qui n’ont envie de rien faire
Mais ne savent pas faire

Du haut de la tour
Je jetterai tous les cinéastes
Les acteurs et l’électroménager
À la veille de la destruction

Des dinosaures antédiluviens
Reviendront
Une race de super-reptiles,
Chalalala, qui mangeront

Les présentateurs
Surtout les créatifs
Qui jouent à des quiz électroniques
On mangera ceux qui font mais ne savent pas ce qu’ils font

Seront sauvés
Ceux qui n’ont envie de rien faire
Mais ne savent pas rien faire
Ceux qui n’ont envie de rien faire
Seront sauvés
Ceux qui n’ont envie de rien faire
Mais ne savent pas faire »

(Franco Battiato, album L’Arca di Noè, 1982, traduction maison)

Précédents épisodes Vox Poetik :
#1 : « Je crache sur votre argent en chien de fusil » (Gaston Miron)
#2 : Le toast de l’ami italien (Erri de Luca)
#3 : « Aux personnes qui me merveillent » (Valérie Rouzeau)
#4 : « Des têtes de fromages de tête » (Jacques Prévert)
#5 : « Paix sur la terre aux pommes de terre » (Brigitte Fontaine)
#6 : « Les dieux sont au PMU » (Kae Tempest)
#7 : « Un endroit où Billy The Kid peut se cacher quand il tire sur les gens » (Jack Spicer)
#8 : « Non, non, pas acquérir » (Henri Michaux)
#9 : « Des bêtes vivent sur nos visages » (Laura Vazquez)
#10 : « Des larmes de honte et de boue » (Boris Vian)
#11 : « Au fou, au fou ! » (Raymond Asso & Damia)
#12 : « La paix a un cancer du poumon » (Maung Day)
#13 : « On entend seulement le montagnard du Kremlin » (Ossip Mandelstam)
#14 : « Seul un insensé parle mal du vin » (Omar Khayyam)
#15 : « La poésie ne va pas à la messe » (Eugenio de Andrade)
#16 : « Le courage de cette tempête à deux flocons » (Richard Brautigan)
#17 : « Que le jour se lève, sur ce mauvais rêve » (Robert Desnos)

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