Vox Poetik #2

Le toast de l’ami italien

Mortibus la poésie ? Que nenni. Cette chronique "Vox Poetik" reviendra régulièrement vous le seriner en vous proposant des extraits qui nous hérissent les chakras. Seconde salve, une envolée réveillonesque du romancier et poète italien Erri de Luca. Parce que quitte à se souhaiter une bonne année, autant y mettre les formes.
"Le triomphe de Bacchus", Diego Vélasquez, 1628-1629

À nos fenêtres le soir, verre à la main, ou le matin dans l’immense silence de l’aube, plume d’espoir au bout des doigts, des mots tracent une draye, messages mentaux à des inconnu.es qui ne répondent pas.

Sommes-nous à l’aube d’un nouvel an ? D’un nouveau monde ? D’une nouvelle ère ? D’ailleurs, quel jour somme-nous ? Le savons-nous encore ?

Qu’en dis-tu, Erri de Luca ?

Je bois à celui qui est de service, en train, à l’hôpital,

cuisine, hôtel, radio, fonderie,

en mer, dans un avion, sur l’autoroute,

à qui franchit cette nuit sans un salut,

je bois à la prochaine lune, à la fille enceinte,

à qui fait une promesse, à qui l’a tenue,

à qui a payé l’addition, à qui est en train de la payer,

à qui n’est invité nulle part,

à l’étranger qui apprend l’italien,

à qui étudie la musique, à qui sait danser le tango,

à qui s’est levé pour céder sa place,

à qui ne peut se lever, à qui rougit,

à qui lit Dickens, à qui pleure au cinéma,

à qui protège les bois, à qui éteint un incendie,

à qui a tout perdu et recommence,

à l’abstème qui fait un effort de partage,

à qui n’est personne pour celle qu’il aime,

à qui oublie l’offense, à qui sourit sur une photo,

à qui va à pied, à qui sait aller pieds nus,

à qui redonne une part de ce qu’il a eu,

à qui ne comprend pas les histoires drôles,

à la dernière insulte pour qu’elle soit la dernière,

aux matchs nuls, aux N du loto foot,

à qui fait un pas en avant et rompt ainsi le rang,

à qui veut le faire et puis n’y arrive pas,

et puis je bois à qui a droit à un toast ce soir

et qui n’a pas trouvé le sien parmi ceux-ci.

« Précis pour le toast du jour de l’an », in Aller simple, Gallimard, 2012 (traduit de l’italien par Daniel Valin).

Précédents épisodes Vox Poetik :
#1 : « Je crache sur votre argent en chien de fusil » (Gaston Miron)

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