Entretien avec Jean-Pierre Siméon, auteur de « La Poésie sauvera le monde »

La poésie contre le lamento

Mortibus, la poésie ? Foulée aux pieds par l’époque et son imaginaire en toc ? On dirait bien. Jusqu’au mitan du XXe siècle, les poètes se trouvaient en première ligne des étincelles historiques, compagnons de route et de résistance. Depuis, on ne les entend plus beaucoup. Mais qu’importe, le feu couve sous les braises.
Par Jean-Michel Bertoyas

Face aux rouleaux compresseurs de l’époque, il est logique que la poésie fasse grise mine. Trop discrète, trop dissonante. De l’information en continu à l’écran omniprésent, du storytelling triomphant aux réseaux sociaux, tout semble concourir à en faire un fantôme du passé. Un constat que Jean-Pierre Siméon a tiré depuis un bail. Mais ça ne l’a pas empêché de publier en 2015 un ouvrage intitulé La poésie sauvera le monde1. Provocation ? Pas le moins du monde : il y croit dur comme fer. « Plus une société est antipoétique, écrit-il, plus la poésie devient l’argument théorique majeur de sa contestation. »

Lui-même poète (il a publié un vingtaine de recueils) et homme de théâtre, par ailleurs directeur artistique du Printemps des poètes, Jean-Pierre Siméon appelle sereinement à « une insoumission du plus grand nombre [...] à la lecture passive du monde telle qu’elle est aujourd’hui massivement imposée par violence douce ». Et pourquoi pas ?

Effraction par la langue

« Si le langage est souvent au service de l’ordre, de l’asservissement de la pensée et du sensible, il peut servir le dessein inverse, notamment via le contre-langage poétique. Il se fait alors instrument de libération et de subversion. C’est à cette dimension que je me raccroche depuis mon adolescence, période où j’ai découvert la poésie. Ce fut une révélation. D’emblée, j’y ai entendu une objection irréductible, tenant à une langue affranchie. On peut mettre quelqu’un en prison, le bâillonner, il lui restera toujours la possibilité d’avoir recours à un langage libre.

La poésie n’a rien de confortable ou de décoratif. C’est pourtant l’image qu’on lui accole trop souvent, comme si elle consistait en une forme d’éloge benêt du réel ou d’invitation à s’en évader. Or la poésie est avant tout effraction. Elle cherche à plonger plus loin que les effets de surface. “Plus il y a de poésie, plus il y a de réalité’’, disait le poète Novalis.

Nous avons d’autant plus besoin de cette effraction que partout poussent les clôtures. Elles se manifestent dans le langage actuel, singulièrement rabougri. Mais aussi plus concrètement dans les frontières et l’enfermement généralisé. Elles ont tellement proliféré que désormais elles envahissent nos foyers : voyez la multiplication des alarmes, des verrous. »

Sous la tragédie, l’optimisme

« Je sais que le titre de mon livre peut paraître naïf. Mais il suffit de le parcourir pour comprendre que je ne prends pas la situation à la légère. J’estime qu’il faut être d’une lucidité sans faille. Reste que ce ne sont pas des fatalités qui nous tombent dessus au hasard, décrétées par un deus ex machina. Ce sont des tragédies humaines, sociales, linguistiques, déployées au sein de superstructures. Il ne s’agit pas de les dénoncer pour se plaindre, mais pour les dépasser. J’ai toujours été ennemi du lamento. “Avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme du cœur et de la volonté’’, invitait Gramsci.

On ne peut pas s’en tenir au constat tragique, ankylosé, car nous sommes à un moment charnière. Nous savons que nous n’avons plus le choix. Ou bien on va dans le mur, ou bien la poésie – au sens large – s’impose. Cela ne concerne pas seulement la langue, mais la manière d’habiter le monde dans lequel nous vivons. C’est beaucoup moins anecdotique qu’il n’y paraît : la poésie se situe en effet à l’exact antipode des forces guidant la catastrophe. »

Prophylaxie poétique

« Cela fait seize ans que je suis à la tête du Printemps des poètes, où mon travail a été guidé par une obsession : porter la poésie à celles et ceux qui n’y ont pas accès. Dès le début, je me suis échiné à l’importer dans les petits villages et les quartiers défavorisés. Et j’ai souvent été étonné des réactions que la poésie y suscite. Beaucoup viennent me remercier : pour une fois ils entendent une langue qui ouvre au lieu d’enfermer. Ils sentent qu’on leur rend le réel.

Quand on m’a confié cette mission, j’ai tout de suite annoncé qu’il faudrait beaucoup de temps avant de faire bouger les choses. Parce que la représentation de la poésie en art-naphtaline, confortable, décoratif, était omniprésente. Il fallait aller dans l’autre sens. La poésie est sans intérêt si elle est ornement ou supplément d’âme. C’est ce que j’annonce au public lors des conférences que je donne : “Vous avez besoin de la poésie, mais pas pour les raisons que vous croyez.’’

Nous avons la chance de vivre dans une société qui tolère l’art, mais en contrepartie ce dernier est vidé de sa vitalité. Il n’est plus effraction, mais son contraire : divertissement. Ce dernier peut être virtuose, cela importe peu, sa finalité étant portée sur le confort. Il ne s’agit plus d’ouvrir à l’imprévu mais d’asseoir l’existant. On voit ainsi dans le théâtre public des lieux créés à l’origine pour l’émancipation collective, qui font appel à des stars du cinéma, ou programment à outrance Feydeau et autres vaudevilles. Et quand ils montent des projets plus ambitieux, la mise en scène tombe dans le spectaculaire ou l’esthétisme, faisant obstruction à la complexité du sens. »

Empoigner le sensible

« Je revendique un engagement de l’art et de la poésie, mais ce n’est pas un enfermement. Un poème d’amour peut aussi être un engagement ! Il est à même d’ouvrir des voies, de se faire universel – le chômeur ou le migrant ont autant besoin d’entendre parler d’amour que de répression policière. La littérature doit attraper le réel par tous les bouts. Se cantonner au poème-tract, c’est ne prendre le réel que par une lorgnette.

C’est aussi une manière de se rattacher aux émotions vécues dans un monde où tout nous en dépouille. Il s’agit de retrouver le lien entre le corps et le sensible, qui est tout sauf un frein au politique. Nombre de poètes nourris d’idéologie ont œuvré en ce sens. Pablo Neruda se situait ainsi à la fois dans le concret et le sensuel : il ne dissociait pas le combat politique du sentiment amoureux, assaillait le réel de toutes parts.

Mon dernier livre publié s’appelle Poétique de la beauté2. J’y professe qu’on ne peut pas penser l’avènement d’une société autre sans s’appuyer sur la beauté. Laquelle peut prendre de multiples formes : le visage d’un enfant, l’amour, etc. Et c’est une forme de combat. Dans ce livre, j’écris notamment ceci : “La joie n’est pas un don, elle se conquiert.’’ une idée proche de celles formulées par André Welter et Zéno Bianu dans Prendre feu3, appel à la poésie vécue. Il s’agit de retrouver un corps-à-corps avec le sensible. Et ce corps d’ardeur doit nourrir la pensée. »

Retour de la poésie

« Il y a eu une véritable disparition de la poésie dans les années 1980 et 1990. Notamment parce que ladite “grande’’ édition l’a abandonnée purement et simplement. Beaucoup de libraires ont suivi le mouvement. Et l’intelligentsia ne s’en est nullement émue. D’où le désert traversé.

Aujourd’hui, la poésie fait retour. Un processus lent, difficile, paradoxal. Je le constate via les rencontres que je fais : beaucoup de jeunes se montrent intéressés, veulent écrire, monter des spectacles, ouvrir des lieux dédiés. Dans le même temps s’est développé un réseau de petites maisons d’édition qui font un travail formidable. Si bien qu’il est aujourd’hui plus facile pour un jeune poète de trouver un éditeur que dans les années 1960.

La transmission passe par des modes de diffusion particuliers : on est rarement dans l’événement, dans la grande visibilité. Cela relève du souterrain, de la capillarité. Une histoire de rencontres, au sens premier du terme. De tous les arts, la poésie est le plus facilement partageable, sans dispositif. Si l’on a confiance dans sa force de percussion, de persuasion, il faut tout faire pour la propager de manière franche, sans apparat, loin de toute tentation spectaculaire. »

Propos recueillis par Émilien Bernard

1 Le Passeur éditeur. Vient de sortir en poche.

2 Cheyne, 2017.

3 Gallimard 2013.

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Paru dans CQFD n°156 (juillet-août 2017)
Dans la rubrique Le dossier

Par Émilien Bernard
Illustré par Bertoyas

Mis en ligne le 27.01.2020