L’émeute et au-delà
« Intimer une limite au pouvoir »
Cet entretien est la traduction partielle d’une interview réalisée en anglais par le site radical Hard Crackers : « “Preserving Our Capacity to Act” : An Interview with Kristian Williams », HardCrackers.com (16/06/2020).
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Sur l’efficacité des émeutes, tu affirmes qu’elles s’opposent bien plus sûrement à la brutalité policière que les cadres légaux...
« Ce qui distingue ce moment de tous ceux que j’ai connus, c’est le peu de soutien du public – ou même des institutions – sur lequel la police peut compter. Immédiatement après la mort de George Floyd, les politiciens se sont précipités pour faire leurs sermons sur les inégalités raciales et les violences policières. Un certain nombre d’écoles et d’universités ont rompu leurs accords avec la police. Des entreprises privées ont cessé de lui vendre du matériel. Il y a même quelques organisations policières qui ont appelé à ce que la police rende des comptes, ce qui était sans doute avant tout une tentative de garder la main sur le contenu des réformes actuelles et à venir. La vérité, c’est qu’ils sont désormais presque les seuls à espérer une simple réforme, parce que le mouvement [de protestation] a fait un saut qualitatif pour envisager l’abolition [de la police]. Et, chose intéressante, l’abolition est discutée en termes stratégiques concrets liés à la suppression du financement des services de police, à leur désarmement, à la dépénalisation de certaines infractions et à la recherche d’autres voies pour assurer la sécurité publique. On n’est plus seulement dans l’utopie “post-révolution”. Il semble même qu’à Minneapolis, cela soit en train de devenir la politique officielle.
Le soutien qui s’exprime encore pour les forces de l’ordre, et en particulier l’appel de Trump en faveur d’une violence accrue contre les manifestants, est choquant moralement mais s’explique intellectuellement. À droite, beaucoup de gens sont persuadés que les hommes en uniforme ne peuvent pas causer de tort parce que tout ce qu’ils font est indispensable pour nous préserver de la sauvagerie type Mad Max. Cette attitude s’accompagne généralement d’une paranoïa raciste à l’égard des Noirs qui revendiquent leurs droits d’une manière ou d’une autre. On se souvient de leur réaction hystérique quand des joueurs de football américain avaient mis un genou à terre durant l’hymne national [en 2016 pour protester contre les violences racistes]. »
Les émeutes sont-elles des réponses adéquates aux violences policières ?
« Les émeutes ne se suffiront jamais à elles-mêmes. Elles peuvent néanmoins se révéler nécessaires en mobilisant des personnes auparavant passives, en donnant à des individus isolés un sentiment de puissance collective, en endommageant l’infrastructure réelle de l’oppression et, de façon marginale, en permettant une redistribution des richesses. Mais ce que je soutiens, c’est que les émeutes sont un outil de communication de la population à l’égard du pouvoir. Elles lui intiment la limite à ne pas franchir. La simple existence de l’émeute montre que la légitimité des dirigeants s’est effondrée, au point de mettre en péril leur capacité à gouverner – en tout cas temporairement. C’est une situation très délicate à laquelle les gouvernements doivent faire face. Elle tend à produire [chez les gouvernants] une dépendance excessive à la coercition – répondre à la violence par une violence plus grande encore. D’une certaine manière, c’est logique : lorsque la légitimité n’est plus là, la violence est tout ce qui reste.
Cependant, pour que les émeutes puissent remplir leur rôle singulier, elles doivent se conjuguer à d’autres initiatives parallèles afin de structurer les causes des troubles et consolider les acquis de la lutte. »
Quel parti tirer des émeutes pour élargir le champ d’un imaginaire politique émancipateur dans un avenir proche ? Que faire ensuite pour éviter, par exemple, l’effondrement de la gauche radicale après 1968 ou les espoirs douchés du mouvement Occupy ?
« Ce qui se passera après les émeutes sera crucial pour déterminer si ce moment marque un tournant dans l’histoire de la contestation du maintien de l’ordre, ou s’il est simplement cathartique.
Ce dont nous aurons absolument besoin, c’est que les organisations de gauche se saisissent de cette occasion pour adopter un programme totalement abolitionniste, et se donnent les moyens de le mettre en œuvre. Dans la gauche radicale, la non-col labo ration avec la police n’est plus à négocier depuis longtemps, même quand il ne s’agit que d’une simple demande d’autorisation de manifester. Pour la gauche institutionnelle, les choses se révèlent plus délicates, et le changement ne se fera pas toujours sans douleur. Grâce au boulot d’organisations comme Incite : des femmes de couleur contre la violence et à des universitaires engagés comme Andrea Ritchie et Dean Spade, les mouvements féministes et LGBTQ+ débattent depuis longtemps de la façon de répondre aux agressions sexuelles, à la violence domestique et aux crimes haineux sans s’appuyer sur le système judiciaire pénal1, même si la position abolitionniste est loin d’être dominante. Dans le mouvement ouvrier, il y a encore plus à faire. Les flics ont beau avoir une longue histoire de briseurs de grève, les syndicats ne les considèrent toujours pas comme l’ennemi naturel des travailleurs (ce qui était la position de George Orwell), mais continuent de les assimiler aux autres salariés nécessitant une protection sociale.
Ainsi, dans le syndicat de fonctionnaires [American Federation of State, County and Municipal Employees] auquel j’appartiens, les flics, les commissaires et les gardiens de prison peuvent être syndiqués. En même temps, mon syndicat célèbre la grève des éboueurs [de Memphis en 1968] et aspire à devenir une organisation antiraciste. Je pense que nous arrivons à un point où cette contradiction va devenir intenable. Alors que les personnes de couleur s’expriment pour réclamer la fin de la suprématie blanche – et portent cette revendication sur le lieu de travail – les syndicats devront se défaire de ces secteurs répressifs. Il est temps d’organiser les prisonniers et de cesser de syndiquer les gardiens de prison.
Ce ne sont là que quelques exemples sur la façon dont la gauche doit changer selon moi. Mais la vérité est que ces moments d’insurrection font descendre dans la rue beaucoup de gens qui n’avaient jamais fait de politique auparavant. Certaines de ces personnes continueront la lutte après dissipation des gaz lacrymogènes. Et il ne fait aucun doute que ces nouvelles personnes apporteront des idées neuves et ouvriront des possibilités que toi et moi n’aurions même pas imaginées. »
Beaucoup de rumeurs circulent sur la présence de flics en civil parmi les manifestants. Comment les repérer ?
« Notre capacité à les reconnaître dans une manifestation de rue est hélas très limitée, et les tentatives de le faire peuvent se révéler contre-productives. D’une part, la suspicion peut devenir un moyen d’imposer une vision étroite de qui peut faire partie ou non du mouvement, de ce à quoi doit ressembler un manifestant, et elle peut également s’appuyer sur des stéréotypes pour désigner à quoi ressemble un flic : il s’agit d’une sorte d’aveuglement que nos adversaires pourront exploiter. D’autre part, la tentative d’identifier les agents de police par leur comportement peut aussi dévier en une tendance à étiqueter tous ceux avec qui on est en désaccord comme étant des infiltrés, ou à affirmer qu’ils ne “valent pas mieux que les flics”, etc. Et c’est vrai dans tous les camps. Les partisans intransigeants de la non-violence dénonceront les émeutiers comme des agents provocateurs, et les émeutiers accuseront les manifestants pacifiques d’être complices de la répression. Ce genre de clivage est aussi destructeur que ce qu’il vise à prévenir, et la traque des infiltrés détourne du débat essentiel sur les tactiques adaptées aux situations. En effet, ce genre d’arguments dispense chaque partie de justifier ses propres tactiques, et de les relier à une stratégie plus large dans une perspective de changement social.
Surtout, nous devons nous rappeler que l’objectif d’une bonne sécurité [dans nos rangs] est de consolider notre capacité d’action. La sécurité consiste donc à gérer et à atténuer les risques, et non à les éliminer. Résister au pouvoir est intrinsèquement risqué. »
1 Lire « Le système pénal prévient mal les violences faites aux femmes », CQFD n° 187 (mai 2020).
Cet article a été publié dans
CQFD n°189 (juillet-août 2020)
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Paru dans CQFD n°189 (juillet-août 2020)
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Illustré par Gwen Tomahawk
Mis en ligne le 13.07.2020
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