« Mon cœur se serre avec elles toutes qui ne disent rien. Celles qui ne disent rien parce que la police n’a rien fait la dernière fois, parce qu’on ne les a pas crues lorsqu’elles étaient enfants, parce que ce n’est pas si grave et qu’il avait peut-être le droit. » Elles, ce sont toutes ces femmes qui ont fait les frais de la violence d’un homme. Et puis il y a les incarcérées, « celles pour qui c’était écrit, depuis la rue, depuis la came, depuis le trottoir, depuis les fugues. Celles pour qui c’était écrit parce qu’elles ne sont pas nées avec les bons papiers, le bon prénom, la bonne couleur de peau. » Il y a aussi toutes celles qui attendent patiemment, « devant les prisons et dans les parloirs ».
L’énumération par laquelle s’ouvre Pour elles toutes : femmes contre la prison (Lux éditeur, 2019), un essai de Gwenola Ricordeau, résume dans un frisson la portée du propos. Alors que luttes féministes et luttes abolitionnistes [1] sont trop souvent pensées comme deux combats irréconciliables, l’autrice, professeure assistante en justice criminelle à la California State University de Chico, livre 200 pages d’analyses rigoureuses qui invitent à construire un féminisme autonome vis-à-vis du système pénal.
Battant en brèche les arguments de celles et ceux qui attendent une plus grande sévérité de la « justice » face aux délits et aux crimes à caractère sexiste, Gwenola Ricordeau fustige, chiffres et études à l’appui, les réponses inadaptées apportées par l’institution, en France comme aux États-Unis, aux violences faites aux femmes. Des violences commises par des hommes qui, rappelle-t-elle, ne risquent pas les mêmes peines « selon leur origine ethnique, leur classe ou leur profession ».
Au passage, l’autrice tacle également un certain « paternalisme pénal » qui, s’il a tendance à moins punir les femmes, ne manque pas de sanctionner celles qui dérogent à la « norme » : « mauvaises » mères ou « lesbiennes agressives ». Gwenola Ricordeau s’attarde aussi sur ces femmes qui, hors les murs, nourrissent les rangs des abonnés au parloir.
Autant de situations qui entrent en résonance avec le contexte actuel : depuis la mise en place du confinement, les faits de violences conjugales ont augmenté, les conditions de détention se sont dégradées et, faute de parloirs, le lien entre les détenu·es et leurs proches s’est disloqué. Entretien.
Ton livre défend l’idée que luttes féministes et luttes abolitionnistes peuvent – et doivent – être menées de front...
« Depuis les années 1980, les courants dominants du féminisme appellent à une plus grande criminalisation des violences masculines, au prononcé de sanctions plus sévères. Or la cible de l’abolitionnisme pénal, c’est le système pénal (la police, la justice, etc.). Donc, a priori, on a deux luttes opposées. Mais il existe aussi, en réponse à l’échec des politiques menées contre les violences masculines, des approches féministes et abolitionnistes qui proposent d’abandonner la logique punitive, rétributive, du système pénal, en partant notamment du constat que l’étendue de ces violences est bien la preuve que ces politiques ne fonctionnent pas. D’une part le système pénal prévient mal ou peu la commission des violences faites aux femmes, mais en plus, la procédure pénale est extrêmement pénible pour les victimes. Certes, avec les peines de prison, certains des auteurs de violences sont mis à l’écart, mais c’est une réponse temporaire et il n’est pas sûr que ces auteurs ne récidiveront pas ensuite. »
En France, face à l’amplification des faits de violences conjugales pendant les premières semaines du confinement, des dispositifs ont été mis en place pour permettre aux femmes d’alerter plus facilement la police. De même, bien que les tribunaux tournent au ralenti, les audiences pour violences conjugales continuent de se tenir. Beaucoup d’agresseurs passent d’ailleurs directement du tribunal à la case prison. Dans cette période particulière, existe-t-il selon toi des alternatives au recours à la « justice » ?
« Construire des alternatives au recours à la police et à la justice prend du temps : il faut se former à des approches communautaires et non-violentes de résolution des problèmes, mettre en place des réseaux de solidarités, etc. Une situation d’urgence comme celle d’aujourd’hui n’est pas propice à tout cela. D’ailleurs, les initiatives d’entraide qui fleurissent depuis le début du confinement ne pensent pas toujours à ce qui peut être apporté spécifiquement aux femmes victimes de violences, comme des hébergements, de la médiation ou encore un soutien psychologique. »
Tu expliques que si la possibilité de recourir au système pénal est un privilège, paradoxalement, c’est également le cas du fait de pouvoir s’en passer...
« Tout le monde ne peut pas faire appel au système pénal, par exemple en portant plainte ou en se constituant partie civile : cela dépend de ses ressources, au sens large ; de sa situation – se met-on en danger en parlant à des policiers ? – ou de celle de ses proches. Cela implique aussi de pouvoir être considéré comme “crédible”. En même temps, pour certaines victimes, le recours au pénal est aujourd’hui leur seule solution, en raison de leur isolement social ou d’un danger immédiat. L’abolitionnisme n’est donc pas un simple appel à renoncer au privilège qu’est le recours au pénal, mais à penser comment prendre en charge toutes les victimes et les préjudices qu’elles ont subis. »
En quoi, pour certaines personnes, appeler la police revient-il à se mettre en danger ?
« C’est le risque d’être victime de la police elle-même : je pense à des situations de violences policières contre des personnes racisées, aux violences sexuelles commises par des policiers contre des femmes, en particulier des travailleuses du sexe. Et puis il y a les personnes sans titre de séjour qui, si elles ont bien le droit de porter plainte, peuvent craindre d’être expulsées par exemple. Cela peut aussi être compliqué pour les personnes engagées dans des activités criminalisées comme le trafic de stupéfiants : la protection qu’elles peuvent espérer de la police peut être dérisoire par rapport au risque d’être poursuivies pour leurs activités. »
Tu consacres d’ailleurs un chapitre aux femmes « judiciarisées » qui, si elles sont moins nombreuses que les hommes, ne sont pas toutes égales face au risque de se retrouver derrière les barreaux...
« Le risque d’être arrêté, poursuivi, condamné – et donc de se retrouver en prison – est différent selon les classes sociales, les origines ethniques, mais aussi selon qu’on est une femme ou un homme. Pour l’essentiel, les femmes incarcérées sont issues des milieux populaires et/ou de l’histoire de la colonisation et de l’immigration. »
Actuellement, le risque d’être verbalisé pour non-respect du confinement ne semble pas non plus être le même pour tout le monde...
« Les catégories pénales, c’est-à-dire les faits qu’on décide de criminaliser, ne sont pas neutres. Aujourd’hui, en criminalisant le non-respect des mesures de confinement, on criminalise les classes populaires : des personnes qui ne se conforment pas à ces règles parce qu’elles n’ont pas toujours accès aux formulaires ou à la compréhension de mesures peu claires, ou encore pour des raisons de survie matérielle ou sociale. »
Alors que la presse parle de la colère des détenus face à la gestion de la crise sanitaire, rien ou presque sur les prisonnières. Pourtant L’Envolée, journal anti-carcéral et abolitionniste, vient de signaler que trois femmes incarcérées à la prison des Baumettes, à Marseille, ont tenté de se suicider ces dernières semaines... Comment expliquer ce silence ?
« Les prisons pour femmes intéressent souvent moins que les prisons pour hommes, notamment parce que les modes de protestation des femmes, qui recourent moins que les hommes aux violences collectives, sont moins spectaculaires. De plus, les réseaux de solidarité dont les femmes incarcérées bénéficient sont plus faibles encore que ceux des hommes. »
Ton livre s’intéresse aussi aux ravages causés par le système pénal sur les femmes proches de détenus...
« Les femmes qui ont des proches incarcérés doivent souvent les soutenir matériellement et financièrement, notamment en s’occupant de leur linge, en leur envoyant des mandats… Mais aussi émotionnellement, à travers les visites, les courriers, les appels téléphoniques... Car le travail domestique et le souci de l’autre, le care, sont attendus des femmes et non des hommes dans une société patriarcale. Dans le contexte actuel, avec la suspension des visites, la difficulté de communiquer avec les prisonniers, le manque d’information sur l’épidémie et les problèmes d’accès aux soins en détention, les inquiétudes que les proches de personnes incarcérées ont habituellement sont décuplées. »
Quels outils seraient à notre portée pour s’extraire de ce système pénal si peu profitable aux femmes ?
« Faire porter les luttes sur les conditions matérielles et financières de l’émancipation et de l’autonomie des femmes et développer des approches non punitives des “crimes”. Des approches que nous adoptons assez naturellement pour résoudre les conflits avec les personnes qui nous sont chères. La forme la plus connue est celle de la justice réparatrice, mais il y a aussi la justice transformative [lire ci-dessous], qui repose sur des processus communautaires de résolution des situations problématiques. »
[/Propos recueillis par Tiphaine Guéret/]
[(
Des formes de justice alternative
Depuis les années 1970, d’innovantes façons de penser et de gérer les conflits sont théorisées et expérimentées par des groupes féministes et des mouvements de libération de minorités ethniques en Amérique du Nord. S’inspirant notamment de pratiques traditionnelles autochtones, elles tablent sur la résolution des conflits par la communauté elle-même. En résumé, il s’agit de privilégier ce que Gwenola Ricordeau nomme « la médiation, la réconciliation et la guérison » plutôt que le recours au système punitif étatique.
Parmi ces modèles alternatifs, on retrouve la « justice réparatrice », qui refuse l’exclusion des agresseurs et invite à l’invention de formes de dédommagements pour les victimes. Autre concept proche : la « justice transformative », qui met en avant la responsabilité collective face aux actes des individus. La communauté doit dès lors s’impliquer dans le soutien à la victime d’une agression, à « sa sécurité et son autodétermination ». Le concept repose également sur la reconnaissance par l’agresseur de sa responsabilité et son « changement de comportement ». Il s’agit aussi de se diriger collectivement vers « des changements politiques et structurels des conditions qui permettent au préjudice de se reproduire ».
Si dans son livre, Gwenola Ricordeau reconnaît que « le développement de la justice transformative ne garantit pas une future abolition du système pénal », elle revendique le nécessaire développement d’alternatives de ce genre pour « les communautés les plus impactées » par le système punitif d’État.)]