Prostitution
Derrière la porte du club
« T’es de nationalité française ? Tu fais la fellation naturelle ? La sodomie ? » Ce sont, sans préliminaires, les trois premières questions que pose Célia, la gérante. Après, il faut aller s’inscrire à la brigade des mœurs. Rendez-vous chez les flics dès le lendemain. Identité, lieu de travail, durée du séjour. En vingt minutes, c’est bouclé.
Genève, rue de Berne. Les femmes posent en vitrine et les néons des enseignes font mal aux yeux. Le club est situé dans un appartement au deuxième étage d’un immeuble d’habitation à la façade discrète. Seule une plaque dorée indique sa présence. Un digicode filtre l’accès et l’accueil est assuré par une des filles.
La porte d’entrée donne sur un petit bar. Comptoir encombré. Sur la droite, écran télé. Grands miroirs. Caméras de surveillance : toutes les pièces sont filmées, à l’exception des chambres et des WC. Rien à voir avec l’atmosphère raffinée promise par le site internet. Le comptoir est éclairé par un néon blafard et revêtu d’une imitation de marbre. Sur les canapés et tables basses du salon, les affaires des filles, jetées en vrac : habits, sacs, vernis, bouteilles de coca, paquets de gâteaux, chips, ordinateurs, téléphones, chaussures à talons. Des toilettes et une enfilade de six chambres. Chaque suite est équipée d’une douche, d’un fauteuil, d’un lit king size et d’un miroir. Une table de chevet avec un seau plein de capotes et une poubelle, vidée après chaque passe.
Présence obligatoire de 11 h à minuit. La gérante est là de 18 h à la fermeture et surveille les allées et venues. Toute sortie à l’extérieur avec un client doit être facturée au prix d’une escorte, soit 100 CHF1.
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« Tu peux dormir sur place, dans les chambres ou dans le salon. S’il n’y a pas de client après 2 heures du mat’, il n’en viendra plus. La gérante prend 120 CHF sur les deux premières passes, 80 sur la troisième et les suivantes c’est tout pour toi. » Il ne vient pas tant de clients que ça. Le montant de la passe est libre. Mais la gérante ne souhaite pas une réputation de club trop cher.
Une fille poursuit la conversation dans un charmant mix anglo-français : « Je te conseille de start à 300 CHF half-an-hour and 450 CHF an heure for the basic ; shower, massage, blow-job and love. Then, tu can ask ce que tu veux for whatever you accept to do, nobody will know. Tu write sur le registre l’heure d’entrée et de sortie of the room, la monnaie et le type of règlement, if CB or cash. You pay Célia every night before she leaves le club for what you did dans la journée. » Je comprends vite qu’il est possible de faire beaucoup de blé en très peu de temps et que bien plus que de sexe, il est surtout question de bluff et de bénefs. Ne jamais laisser son sac à main traîner. Toujours le garder avec soi, on ne sait jamais. Avec les clients, prendre toujours l’argent avant.
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Les arrivées et les départs sont incessants. Une des filles, hollandaise, est escorte professionnelle. Elle vient tous les trois mois pour une période de trois-quatre semaines. Sa clientèle est riche. Beaucoup sont des hommes célèbres et, dit-on, très amoureux d’elle. Elle les tient au courant de ses différents séjours à travers l’Europe. Le club, son pied-à-terre à Genève, lui permet de faire des clients pendant la journée et de rentabiliser son temps au maximum.
Avant l’heure d’ouverture, on est vautrées sur les canapés. Jogging usé par-dessus nos tenues sexy. Quand la sonnette retentit, en place. On tombe le futal. String et talon haut.
Premier soir, première passe. Démonstration par l’exemple, pas besoin de tutoriel. « Les filles, client ! » Célia semble connaître le micheton et l’installe. Elle se dirige vers le salon : « Les filles, présentation en 6 ! » Nous nous levons toutes et dans un cliquetis de talons, nous nous dirigeons vers la chambre n° 6. Le protocole devient rapidement familier. Entrer. Montrer son corps de face : visage, ventre et seins. Bises interdites. Donner son blaze en regardant dans les yeux : « Enchantée, Zora. » Demi-tour aguicheur. Faire bouger ses cheveux. Vue de dos : jambes, fesses et chute de reins. Ne pas parler. Retourner au salon.
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Célia me conseille à l’habitué pour 500 CHF, deux grammes de coke et une bouteille de champagne. Surtout ne pas parler de la poudre aux autres filles, c’est Célia qui fournit. J’ai un trac monstre. Sans me connaître, elle vante mes mérites en disant que je n’ai « pas de tabous ». Je masse un peu le gars. Il me tend la somme en coupures que je glisse dans mon sac et je vais m’inscrire sur le registre. Le compte à rebours est lancé : une alarme sur mon téléphone. Je retrouve le gars. Deux larges traces et une coupette. Reprise du massage.
L’homme est en instance de divorce et me montre des photos de ses gosses. Je le suce à la demande. Il passe un appel et dans sa discussion, il dit être au boulot et ne pas s’en sortir. Dix minutes plus tard, il raccroche. Éjacule. Soupire. Il me remercie et va prendre une douche. J’en profite pour regarder l’heure. Il reste encore 35 minutes !
Le type me fait de la peine. Je suis défoncée et je me sens à l’aise. Il me demande une sodomie. Il a une toute petite bite, je fais le calcul : 200 CHF pour le gramme de coke X 2, la passe à 500. Je lui dis OK pour 300 CHF de plus. Il refuse, puis négocie. J’accepte pour 200. Ça dure trois minutes. Ni plaisir, ni douleur. L’alarme sonne, l’heure est écoulée. Une douche avant de quitter la chambre. Il veut me revoir. Je refuse de lui donner mon numéro. Je le raccompagne à la porte et le remercie.
Retour dans la chambre pour ranger et me laver. Je frotte à fond tout ce que je peux. Ce mec vient de débourser un Smic et rentre chez sa femme et ses enfants. Je suis sonnée par cette vérité bien plus que par la passe en elle-même. De retour au salon, je jette un œil au bar. Certaines sont en chambre ou parties à l’extérieur, en escorte. J’entends simuler d’où je suis. Les filles m’engueulent quand je leur dis que je n’ai pas donné mon 06 au gars.
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La sonnette retentit à nouveau. Célia va à la porte. Je me hisse sur mes talons. Nous ne sommes plus que quatre filles. J’entre dans la chambre, défile et serre la main. La trentaine, barbu, il porte une vieille doudoune. Retour au salon, Célia revient : « Zora, c’est pour toi. » J’enchaîne avec mon deuxième client. Dans la chambre, le gars me dit qu’il m’a choisi pour mon cul. Il n’a pas l’air tranquille. Trop excité, sale et éméché. Il me tend un billet de 500 euros en me disant d’un ton râpeux : « Je veux une heure, je vais te défoncer. Je vais te prendre partout et surtout je veux te défoncer le cul ! »
Je ne sais pas comment réagir. Le mec pue l’alcool et la sueur. Je fixe le billet violet. Je n’en avais jamais vu. Une voix qui ne m’appartient pas sort de ma gorge et parle à ma place : « OK. Mais ce n’est pas assez. Je veux 800 euros. » Choqué, il continue à me tripoter en bredouillant qu’il n’a que ça, qu’il a trop envie de moi. Je maintiens mon tarif en m’éloignant de lui. Il finit par lâcher l’affaire et quitte le club très énervé. Le montant de la passe joue beaucoup dans la relation pute/client. Il offre une possible protection. Je suis impressionnée par ma réaction. J’éprouve envers moi-même plus de respect que ce que je pensais.
Fin de soirée. Les filles somnolent sur les sofas. Je chope une couette, réquisitionne la 6, glisse les précieux billets dans la poche de mon jogging et m’endors instantanément.
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Dimanche. Pas un client en vue. La majorité des clients étant des hommes mariés, ils passent le week-end en famille. Les filles s’ennuient et s’activent sur leur smartphone à la recherche d’une escorte. Lundi est une bonne journée. Eux et nous reprenons le travail. La plupart sont des hommes d’affaires. Ils passent pendant la pause déjeuner.
Dans l’après-midi, un client est annoncé dans la 3. 4e défilé de la journée, celui-ci prendra.
Le mec semble très vieux. Une des filles me glisse que j’ai de la chance : souvent il ne bande presque pas. Son désir : 30 minutes et une douche ensemble pour 300 CHF. Le contact avec sa vieille peau mouillée est surprenant. Peur de l’abîmer. Il voudrait qu’on s’embrasse « amoureusement ». Quelques secondes après que je l’ai aidé à enfiler une capote, il a joui sans pénétration. Je l’ai raccompagné à la porte. Personne ne me pose de questions. Par un accord tacite, nous ne parlons quasiment jamais des passes.
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Excités, entre 30 et 35 ans, alliance au doigt, ils s’installent au bar. Celui dont c’est l’anniversaire se fait appeler Nounours. Avec lui : Franck, tête de connard à la dégaine de baqueux, et Nicolas, le chef du trio. Ces gars me sont antipathiques. Blagues graveleuses, commentaires du genre « Elle, elle est trop bonne. – Mec, mate-moi ce cul. » Nous faisons semblant de nous amuser. Célia me prend à part : « Tu vois le Nounours, là ? Ce type pèse environ 35 000 euros par mois. Il te regarde depuis tout à l’heure, tu devrais essayer d’le brancher. » J’ai du mal. On se croirait à un apéro dans le BTP, sauf que sur les tables ce n’est pas de la Kro, mais cinq bouteilles de Moët à 150 boules chacune. J’en ai marre de faire la cruche. Je préférerais partir en chambre. Je veux voir les billets, je ne pense qu’à ça. Nous ne pensons toutes qu’à ça. Les mecs se font prier. C’est un truc typique des mecs au bar. Ils se laissent allumer par une fille pour partir avec une autre. Ils adorent provoquer des tensions entre nous. Ça leur donne de l’importance.
À la finale, c’est une partouze qu’ils veulent. Négociée à 450 CHF. Ils s’installent dans la chambre la plus grande. Vodka. On commence nos affaires dans la douche, puis sur le lit. Ils sont dans un délire porno-pathétique. Ils ne s’amusent pas et nous non plus. Nounours cherche à m’embrasser, ça me dégoûte. Franck s’énerve parce qu’il n’arrive pas à jouir. Je simule tant bien que mal, ça n’en finit pas, quand soudain, alléluia ! Le portable sonne la libération. Revenus au bar, les types prennent un air satisfait. Il ne s’agirait pas d’admettre devant un bordel tout entier qu’ils n’ont pas réussi à se finir en une heure avec deux filles. Je prends une longue douche pour ne pas les recroiser et me lave cinq fois la bouche à l’Hextril.
Plus tard dans la soirée, je tombe sur un mec cool et simple. Il fait partie d’un groupe de cinq hommes en costard, un peu flippants, genre anciens légionnaires. Rapide calcul du fric et je me retrouve avec ce Kosovar à l’accent épais, doux comme un agneau. Comme il me le demande gentiment et que sa bite est propre et rasée, je le suce sans capote pour 300 CHF en plus de la passe. Je suis contente en recomptant mes billets. J’ai bien gagné ma soirée.
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C’est la fin du séjour. Un vrai canon au visage de mannequin se pointe. Je ne m’attendais pas à tomber sur un gars d’une telle beauté. Et voilà que ça arrive et qu’en plus il va me baiser et payer pour ça. Lui aussi dit m’avoir choisi pour mon cul et mes tatouages. Les mecs expliquent souvent leur choix, comme s’ils avaient à se justifier. Ils imaginent peut-être qu’on va les remercier. Le vrai problème, de toute façon, c’est quand ils parlent. Comme souvent en début de passe, la rencontre s’amorce sous la douche. Son sexe est énorme. Et puis direction le lit. Jeu avec le miroir. Il jouit deux fois. J’éprouve du plaisir. Je pense à la capote. J’y pense souvent. J’ai peur qu’elle lâche. Une passe à 500 balles, c’est bien, mais avec le sida, ça ne vaut pas le coup. Je culpabilise d’avoir ressenti du désir. Ça n’est pas arrivé avec les autres gars. On refait l’amour. C’est vraiment bon. Nous avons frôlé la tendresse, puis l’alarme a sonné. Sans commentaire, je l’ai éteinte.
Avant de partir, il me demande mon prénom et d’où je viens. La situation en est transformée. Je me sens comme humiliée, vulnérable, ça devient bien plus brutal que toutes les autres passes. Il renchérit en disant que j’ai l’air d’une fille bien et qu’il ne comprend pas comment j’en suis arrivée là. L’atmosphère se crispe. Il quitte la chambre. Je retourne dans le salon sans rien dire à personne. Il est interdit de donner son vrai prénom. Je me sens salie pour la première fois depuis mon arrivée. La nuit d’après, je fais des cauchemars.
Une fois quitté le club, j’ai ressenti de la haine envers ce gars. Je préfère un mec qui paye pour me tringler et qui se barre sans un regard plutôt qu’un type qui paye pour faire semblant de compatir à ma pauvre condition. La seule chose qu’on attend ici, c’est du fric.
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Il y a aussi ces clients qui viennent chercher des profils de filles bien spécifiques. Des putes « classes », bling-bling, pro et expérimentées, pour les sortir en escorte et briller en soirée. Ou des filles jeunes blanches et blondes de préférence, gaulées comme des adolescentes pour jouer à la poupée porno ou au jeune couple amoureux.
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Ce fut comme un voyage sans guide et en chute libre dans l’envers du décor de notre société bien-pensante. À la recherche de l’amoral, du vice, de l’extrême. Se sentir vivante. Avoir besoin de pousser la domination patriarcale et l’annihilation totale de soi-même à son paroxysme pour en comprendre les rouages – et finir par se pardonner.
>>> Cet article est extrait d’un dossier de 17 pages consacré aux sexualités, publié sur papier dans le numéro 189 de CQFD (juillet-août 2020).
1 À l’heure où ces lignes sont écrites, un franc suisse vaut 0,94 euro.
Cet article a été publié dans
CQFD n°189 (juillet-août 2020)
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Paru dans CQFD n°189 (juillet-août 2020)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Rémi
Mis en ligne le 13.09.2020
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