Bye-bye la décence
Influenceurs à Dubaï Tu es pauvre ? Cesse !
« Les gens faibles sont des merdes parce qu’ils ont choisi d’être faibles. [...] Ils me dégoûtent. » La charmante personne qui tient ce discours dans une vidéo TikTok du 27 juillet 2022 s’appelle Nadé Blata. Elle est ce qu’on appelle une influenceuse, soit quelqu’un qui gagne sa vie en racontant sa life et en plaçant des produits sur les réseaux sociaux, avec une audience se comptant en millions de personnes. Comme certains de ses congénères les plus friqués, elle a choisi d’aller vivre à Dubaï, paradis bling-bling des cerveaux vides obsédés par le fric et le paraître. Là, tout n’est que luxe, calme et volupté de ne pas payer d’impôts.
Nadé Blata est par ailleurs la compagne d’un certain Marc Blata, chic type lui aussi. On connaît le couple sous le surnom flatteur des « Balkany de Dubaï ». Ensemble, ils cumulaient (jusqu’à ce que leurs comptes soient bloqués) 7 millions d’abonnés sur Instagram, où ils partageaient une vie vaine faite de grosses bagnoles, de selfies malaisants, de leçons de vie à pleurer et de chirurgie plastique (pour elle). S’ils ont été virés d’Insta par la maison-mère Meta, c’est notamment parce qu’ils font face depuis janvier à deux plaintes déposées par le collectif AVI (aide aux victimes d’influenceurs), regroupant 88 personnes s’estimant lésées, pour escroquerie en bande organisée et abus de confiance. En cause, notamment, la mise en avant de placements financiers douteux, touchant par exemple au trading en ligne.
Des poursuites ? Les Blata s’en battent la rate. Marc vient de porter plainte pour dénonciation calomnieuse. Et il a posté début février une story très inspirante sur TikTok, avec le hashtag « clochard millionnaire ». On le voit se balader en petit pull crème, montre de luxe et barbiche à gifles, tout en racontant sa belle histoire si édifiante. Il y est question d’un clochard qu’il a rencontré dans sa jeunesse quand il travaillait aux puces de Clignancourt, lequel le taxait toujours d’un euro. Un jour, ledit mendiant raconte à Marc qu’en fait, il est riche : « Je t’explique, mon ami. Vous êtes plus de 2 000 commerçants à Porte de Clignancourt. Je vous demande un euro à chacun le vendredi, le samedi et le dimanche. Je fais des fins de semaine à 6 000 euros et des fins de mois à plus de 24 000. » Et le tapeur d’euros de conclure (selon Marc) : « La route vers le million est plus courte que ce que tu ne le penses [sic]. Mais comme tous les autres, tu regardes ailleurs. » Fin de l’édifiante story.
« Le mythe de l’aspirant comédien débarqué à Hollywood qui dort dans sa voiture en attendant d’être une star »
C’est une constante du capitalisme : clamer qu’il y a toujours une opportunité de gravir la pyramide. La figure du self-made man américain servait à ça, miroir aux alouettes déployé tout au long du xxe siècle pour dire que quand on veut, on peut. L’originalité des adeptes de la Dubaï Connection, c’est que désormais ils n’ont plus besoin pour trôner d’avoir bâti une usine, trouvé les numéros du Loto ou construit une carrière d’actrice. Mais simplement de tourner des vidéos avec placement de produits, plastique irréprochable et sourire ultra-bright. Nonobstant, les places sont chères : « C’est vraiment le mythe de l’aspirant comédien débarqué à Hollywood qui dort dans sa voiture en attendant d’être une star », explique un fonctionnaire émirati1.
Combien d’élus dans la masse des aspirants influenceurs ? Pas bézef. Il semble néanmoins que l’étape Dubaï soit une sorte de Graal, auquel seuls les plus immoraux ont accès. Dans un récent documentaire de Complément d’enquête, un autre couple témoignait, enthousiaste : « À Dubaï, tu payes pas d’impôts, tu donnes rien aux autres et ça motive, le matin quand tu te lèves ! »2 Au moins, c’est clair.
Quant au dernier scandale de ce Dubaï nécrosé, il touche l’« influvoleur » (© Booba3) luxembourgeois Dylan Thiry, visé par cinq plaintes pour escroquerie et abus de confiance pour avoir détourné de l’argent récolté avec son association « humanitaire ». Son dernier fait d’armes ? Une vidéo à la suite du séisme en Turquie, où il se balade dans les ruines sur fond de musique déchirante, ânonnant un message de paix : « Là où dans ce monde l’argent a le contrôle, ici il n’a plus aucune importance ! Ils n’ont pas besoin d’argent, car ils n’ont plus rien à acheter. » Vertige de l’indécence.
Retour à Dubaï. Dans un court essai4, le regretté géographe Mike Davis qualifiait la ville d’« incarnation du rêve des réactionnaires américains – une oasis de libre entreprise sans impôt, sans syndicats et sans partis d’opposition (ni élections, d’ailleurs) ». Ville de la démesure absolue, la métropole démiurgique des Émirats arabes unis a su prendre la suite de Las Vegas, jusqu’alors quintessence du capitalisme boursouflé. Sans surprise, il ne fait pas bon y être ouvrier, encore moins clochard : « Non contents d’être surexploités, les ilotes de Dubaï – comme le prolétariat dans Metropolis de Fritz Lang – doivent se faire invisibles. »
Hyper exposition de la richesse contre invisibilisation de ses effets, c’est peut-être là l’un des traits les plus saillants de ce vampirisme made in réseaux sociaux. Mais s’ils sont carrément déplaisants, on aurait tort de jeter la totalité de l’opprobre sur les Blata, Dylan Thiry ou Nabilla de ce monde. Ce ne sont que des petits joueurs au regard des véritables maîtres du game, qui à n’en pas douter ont eux aussi commencé leur carrière dans la mendicité. De Bernard Arnault à Jeff Bezos, je ne compte plus les milliardaires en devenir que j’ai dépannés d’une petite pièce au détour d’un feu rouge…
1 Cité dans l’article « Dubaï : quand l’eldorado vire à la désillusion pour des expats français », Les Échos (20/01/2023).
2 « Arnaque, fric et politique : le vrai business des influenceurs », France 2 (11/09/2022).
3 Le rappeur français a lancé depuis quelques mois une véritable croisade contre les influenceurs, notamment les Blata, pratiquant aussi un violent harcèlement numérique contre la très médiatique Magali Berdah.
4 Le stade Dubaï du capitalisme, Les Prairies ordinaires, 2009.
Cet article a été publié dans
CQFD n°218 (mars 2023)
« Moins de super profits, plus de super pensions », « Prenez la thune aux milliardaires, pas aux grands-mères »... Dans les manifs contre la réforme des retraites, ça casse du riche ! Dommage collatéral ? Que nenni ! Alors que les crises se cumulent, les inégalités se creusent toujours plus et les riches se font plaisir. D’où notre envie d’aller voir ce mois-ci du côté des bourgeois. Ou comment apprendre à mieux connaître l’ennemi, pour mieux le combattre évidemment. En hors-dossier, la Quadrature du net nous parle de la grande foire à la vidéosurveillance que seront les Jeux olympiques Paris 2024. Youri Samoïlov, responsable syndical, aborde la question du conditions de vie des travailleurs dans l’Ukraine en guerre un an après le début de l’agression russe. Avec Louis Witter, on discute du traitement des exilés à Calais à l’occasion de la sortie de son livre La Battue. On vous parle aussi du plan du gouvernement « pour la sécurité à la chasse » qui n’empêchera hélas aucun nouvel « accident » dramatique, d’auto-organisation des travailleurs du BTP à Marseille ou encore d’une exposition sur un siècle d’exploitation domestique en Espagne... Et plein d’autres choses encore.
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Paru dans CQFD n°218 (mars 2023)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Élias
Mis en ligne le 04.04.2023
Dans CQFD n°218 (mars 2023)
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