Roubaix sans les usines

« Il y a une fin dans le travail salarié, mais le travail de subsistance ne s’arrête jamais »

Que se passe-t-il quand les usines s’en vont ? Que deviennent les villes, les gens, les liens ? Pour répondre à ces questions, les six membres du collectif Rosa Bonheur ont arpenté pendant quatre ans un ancien bastion de l’industrie textile : Roubaix. Dans leur livre La Ville vue d’en bas, ces chercheurs en sciences sociales racontent la précarité, la débrouille, la nostalgie et les solidarités des anciens ouvriers ; mais aussi la lutte des classes pour l’espace urbain.
Illustration de Pirrik

Hakim est mécanicien de rue. Il fait travailler les jeunes du quartier et dépanne les voisins. Sofian, la vingtaine, réalise l’autoconstruction d’un immeuble. Kadouja, fraîchement retraitée, mais depuis longtemps dans la précarité, ne se ménage pas. Elle est de tous les collectifs, de toutes les associations. Didier vend les cages aux oiseaux qu’il fabrique, « à deux, trois euros pièce », aux puces du quartier. Tous vivent à Roubaix.

Les tours et détours de leurs vies sont racontés dans La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, passionnant ouvrage publié en 2019 aux Éditions Amsterdam. Les auteurs, un collectif de chercheurs lillois baptisé Rosa Bonheur, y relatent quatre années d’enquête ethnographique : des observations et des entretiens menés au gré des rencontres dans cette ville du Nord, cas presque idéal-type, tant elle a subi la désindustrialisation de plein fouet, passant de fleuron de l’industrie textile à commune parmi les plus pauvres de France.

Loin de donner dans l’enquête surplombante, le collectif s’est mis à hauteur d’habitants et a choisi de raconter les espaces sociaux et géographiques en mettant l’accent sur la production, les savoir faire, l’entraide.

Anne Bory et José-Angel Calderón sont sociologues. La première mène de front deux chantiers : elle s’intéresse autant à la philanthropie des élites économiques qu’aux conséquences de la désindustrialisation sur les classes populaires. Le second étudie les transformations de l’emploi et du travail. Visite guidée.

Pourquoi Roubaix est-elle une ville de choix pour analyser l’impact de la désindustrialisation sur un territoire et ses habitants ?

Anne Bory : « C’est une ville marquée par la mono-industrie ; depuis le XIXe siècle, tout le développement local a été orienté par les besoins en main-d’œuvre de l’industrie textile. La population ouvrière est vite devenue internationale : belge, européenne puis nord-africaine. Quand les détenteurs du capital ont décidé de délocaliser, en ne gardant sur place que les activités de conception qui nécessitent une main-d’œuvre qualifiée, l’activité proprement industrielle a baissé, puis disparu. Tout n’a pas fermé d’un coup, il y a eu des restructurations permanentes des années 1960 jusqu’au milieu des années 2000. Mais les populations locales, formées et installées ici pour ce travail-là, se sont retrouvées sans emploi. »

José-Angel Calderón : « Roubaix correspond au modèle de la ville-usine, une structuration urbaine que l’on retrouve à Liège ou Charleroi, en Belgique. Tout a été pensé pour l’usine et donc pour loger les ouvriers à proximité. La ville s’est construite pour et autour de la production industrielle, la mairie a souvent été aux mains du patronat ou cogérée avec lui. Mais la classe ouvrière a eu un vrai poids dans l’agenda municipal jusque dans les années 1980 ; Roubaix a été une des villes phares du socialisme municipal. Des infrastructures culturelles et sportives ont par exemple été pensées pour les ouvriers. À la fermeture des usines, il y a eu une vraie rupture. En plus, dans un contexte de métropolisation avec Lille et Tourcoing, phénomène qui a aspiré les ressources. Roubaix en est sortie perdante. La ville est devenue entrepreneuriale, il n’y a plus de projet municipal – ou, en tout cas, le projet choisi ne s’adresse plus à sa population. »

Quelle mémoire reste-t-il du « temps des usines » ?

A. B. : « On a rencontré une association d’anciens salariés du textile : évidemment, chez eux, cette mémoire est très présente et le travail à l’usine est appréhendé sous l’angle de la nostalgie, avec une mise en avant forte de l’intégration sociale et des solidarités ouvrières. Leurs discours ont tendance à gommer la dimension conflictuelle du travail à l’usine, sa dureté, parce qu’ils veulent peser dans l’agenda politique.

Les femmes que nous avons rencontrées étaient souvent des filles d’ouvriers du textile ou des épouses d’ouvriers licenciés – ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y a pas eu d’ouvrières : elles étaient nombreuses dans le secteur de la filature. Mais celles avec qui nous avons passé du temps nous ont surtout parlé du quotidien qui change quand le mari ne travaille plus à l’usine. En termes de temps, de moyens financiers, d’interdépendances. Elles nous ont aussi raconté dans quel état de fatigue revenaient les pères ou les époux, ce qu’ils racontaient de l’usine. Pour ces enquêtées, il s’agit d’un lieu présent, mais assez lointain. »

J.-A. C. : « Parmi les hommes, le sentiment d’injustice est très présent dans les discours. Ce n’est pas un regret de l’usine mais un sentiment d’être laissés pour compte, d’avoir été abandonnés. On dit que Roubaix a été en crise, est en crise. C’est vrai pour ses habitants les plus pauvres, mais les capitaux, eux, n’ont jamais été en crise. Ils sont toujours là. Les grandes familles sont toujours là, celles qui ont fait fortune sur le dos des Roubaisiens.

L’activité des ouvriers, notamment dans les phases initiales du traitement de la laine, était très dure, les tâches extrêmement pénibles. On a recueilli assez peu de récits sur ce qui se passait dans ces usines mais les traces sont encore visibles sur les corps, usés et fatigués. Les Roubaisiens ont une espérance de vie près de trois ans inférieure à la moyenne nationale. En réalité, les récits positifs sur la vie d’avant, la vie d’usine, sont surtout le fait de celles et ceux qui veulent mettre en valeur le patrimoine industriel. Il faut vraiment nuancer ces discours : oui, contrairement à aujourd’hui, les gens avaient un emploi mais les conditions de vie étaient aussi très dures. »

A. B. : « En revanche, il existe une mémoire très pratique du travail industriel dans les activités manuelles aujourd’hui exercées par ces anciens salariés, comme la réparation automobile ou le jardinage. Cette valorisation très forte du travail fait main n’est pas rattachée dans le discours aux anciennes usines, mais en pratique elle est un héritage de ce travail industriel. »

J.-A. C. : « C’est ce que la sociologue Florence Weber appelle le “travail-à-côté” : le bricolage, la couture, etc. Tout cela constitue un autre rapport, y compris esthétique, au monde, et contribue à la production d’une culture ouvrière où les savoir-faire sont centraux. Ça n’a pas disparu avec la fermeture des usines ; simplement, ces activités qui étaient à l’époque considérées comme du travail à la marge, à côté, sont aujourd’hui devenues centrales, comme la réparation, l’autoréhabilitation du bâti. »

« Que font les gens qui ne font rien ? » C’est une interrogation que vous posez dans votre livre, en y répondant très vite : tous continuent à faire, à travailler. Comment l’activité se réorganise-t-elle après les fermetures ?

A. B. : « Même si l’emploi industriel a quasi intégralement disparu, il demeure de l’emploi salarié populaire dans les services à la personne, dans l’associatif, à Roubaix et autour. Quelques industries, notamment à la frontière belge, continuent d’embaucher aussi, de manière précaire.

Et puis, il y a du travail non salarié, le travail de subsistance, comme le nomme la sociologue allemande Maria Mies, qui recoupe l’ensemble des activités permettant de garder la tête hors de l’eau. Certaines de ces activités sont rémunérées, c’est le cas de la mécanique à ciel ouvert ou de tout ce qui se passe entre deux portes, des petites prestations qui sortent du marché officiel, comme le soin à la personne, la fabrication de meubles, d’objets. Pour d’autres activités encore, il n’y a pas de rémunération monétaire mais un système d’échange et de réciprocité, soit dans la famille ou la maisonnée, soit via des interconnaissances, dans la rue, le quartier, la ville. Il peut alors s’agir de gestion des papiers administratifs, de travail éducatif, de petits travaux ou tout simplement de réussir à consommer avec des moyens réduits. C’est un vrai travail : s’adapter à un budget serré, calculer les prix en fonction de la qualité des produits. De la même façon, réparer, produire soi-même, faire de la couture, la cuisine : ce sont des formes de travail très concrètes. »

Quelles sont les conséquences de ce « travail de subsistance » ?

A. B. : « L’intégralité du temps est colonisée par ce travail. On sort du modèle – d’ailleurs très masculin – des trois-huit. Il y a une fin dans le travail salarié mais le travail de subsistance, lui, ne s’arrête jamais et concerne l’intégralité du temps. Les femmes que nous avons rencontrées ont un agenda de ministre, elles ne font jamais une seule chose à la fois et les 24 heures de la journée ne suffisent pas. »

J.-A. C. : « Ce qui change, c’est le contexte dans lequel ces activités sont faites : celui d’une “désalarisation”. Il ne s’agit pas uniquement de la forme du contrat de travail, mais aussi du fait d’avoir accès ou non à la protection sociale, à des politiques sociales d’entreprise, à un collectif ouvrier organisé. Désormais, et c’est le cas pour tout le monde, il faut travailler plus, avec moins de moyens et moins d’argent. Pour le travail de soin [le “care”], les personnes doivent de plus en plus s’occuper seules de leurs proches malades car la qualité du service public baisse. La dégradation du bâti est également assez phénoménale, donc les gens doivent se débrouiller en réparant eux-mêmes leur habitat.

Nous, on a fait le pari de nommer travail toutes ces activités. De la même façon que le féminisme parle de travail domestique, qui est un vrai travail sauf qu’il n’est pas considéré comme tel. Il faut reconnaître le travail de subsistance comme étant du travail, pour repenser les liens sociaux dans une société qui a tendance à marginaliser ces personnes. »

Autre sujet : comment le territoire, longtemps organisé autour des usines, se transforme-t-il une fois celles-ci fermées ?

A. B. : « L’arrêt de l’industrie change fondamentalement le décor, parce qu’il a été façonné pour elle. Mais les usines ne disparaissent pas, du moins pas tout de suite. Il y a des friches, des terrains inutilisés. Certains bâtiments sont réhabilités pour faire du logement destiné aux classes moyennes supérieures, des lofts ou des bureaux. »

J.-A. C. : « Le passé est encore présent : il reste des cheminées d’usine de très grands bâtiments industriels. L’usage d’une grande partie du bâti change mais l’organisation urbaine reste assez stable. À Roubaix, il y a des quartiers résidentiels très luxueux, toujours occupés par les mêmes familles ayant fait fortune dans l’industrie, et des logements ouvriers en brique, qui sont encore aujourd’hui le lieu de vie des classes populaires.

Certes, d’anciens quartiers ouvriers ont été détruits, mais cette disparition est assez récente. Elle s’effectue d’ailleurs sous couvert de rénovation et d’amélioration de l’habitat, surtout pensées pour virer les pauvres. Mais ce n’est pas très efficace. Roubaix reste une ville très populaire et les nouveaux habitants qui viennent s’y installer sont eux aussi plutôt pauvres.

Toujours est-il qu’il existe une politique de “dédensification” qui s’attaque essentiellement aux quartiers les plus précaires. Le problème, c’est que “dédensifier” a pour conséquence de briser les liens sociaux ; c’est comme si on s’attaquait à un collectif de travail en supprimant un poste de travail sur deux, tant l’habitat, la rue et les échanges de proximité qu’ils induisent entre voisins sont importants. Les économies de subsistance que l’on décrit n’auraient pas pu apparaître ailleurs que dans ces villes ouvrières, construites de manière particulière, ouvertes sur la rue.

Sur un autre plan, celui de la façon dont la mémoire s’inscrit dans le paysage, le quartier de l’Union, qui abritait plusieurs très grandes usines et des logements ouvriers, a par exemple été complètement rasé au milieu des années 2000 et les pouvoirs publics y ont construit un centre pour le textile innovant, avec le projet d’un écoquartier destiné aux classes moyennes. Les anciens ouvriers se sont alors constitués en collectif, l’Union des gens du textile, pour tenter de peser dans cet espace. »

Vous défendez le concept de « centralité populaire » pour définir des quartiers souvent désignés comme périphériques qui seraient au contraire centraux « car ils cumulent des fonctions d’accès au logement et d’ancrage résidentiel, d’activités économiques et de travail »…

J.-A. C. : « La centralité populaire est un outil. Les gens s’entraident pour acheter, louer ou rénover des logements par exemple. C’est nécessaire pour ces populations qui sont souvent discriminées sur ces questions, et c’est encore plus vrai pour les personnes racisées. Les habitants disputent l’espace au capital et aux processus de gentrification, ils luttent contre des administrateurs qui veulent interdire tel marché aux puces ou imposer les formes et l’organisation d’un nouveau potager collectif, tout en supprimant des jardins ouvriers. »

A. B. : « Il y a une conflictualité dans la gestion de l’espace. C’est bien pour ça qu’il y a des formes de contrôle social sur la rénovation des logements ou sur l’activité de mécanique à ciel ouvert. De nouvelles normes ou des interdictions sont prises car ce n’est pas conforme aux attentes esthétiques des classes moyennes supérieures. Le fait même que les populations les plus populaires utilisent l’espace rend celui-ci moins attractif à leurs yeux. »

Propos recueillis par Margaux Wartelle

Cet entretien a été publié dans le dossier « Après l’usine » du numéro 199 de CQFD.

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