Mise à mort d’une usine

Après l’abattoir

Fin 2013, l’abattoir Gad de Lampaul-Guimiliau (Finistère) fermait ses portes, laissant sur le carreau 889 salariés. Comment réinventer sa vie après plus de quinze ans d’usine et huit mois de lutte pour conserver son emploi ? C’est la question que le réalisateur Philippe Guilloux a posée, cinq ans plus tard, à sept anciens salariés.
Illustration Gwen Tomahawk

« Il y a dans cette société une majorité de femmes. Il y en a qui sont pour beaucoup illettrées. » Nous sommes le 17 septembre 2014 et la voix d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, résonne sur les ondes d’Europe 1. Ces « femmes pour beaucoup illettrées » dont il parle, ce sont les anciennes salariées de Gad, une entreprise d’abattage et de découpe située à Lampaul-Guimiliau, dans le Finistère : après huit mois de lutte pour conserver leur emploi, près de 900 salariés s’étaient retrouvés au chômage suite à l’annonce de la fermeture de leur usine, le 11 octobre 2013. À l’époque, le conflit avait été largement couvert par les médias, Gad étant devenu l’emblème du naufrage des boîtes familiales rachetées par de grands groupes et des ravages de la mise en concurrence d’entreprises du cru sur le marché européen : « Gad a été en partie victime de la concurrence des abattoirs allemands, qui emploient une main-d’œuvre meilleur marché venue de Bulgarie ou de Roumanie 1 », pointait du doigt le journal Libération.

Près de huit ans après la fermeture du site de Lampaul, Gad fait encore causer : en février dernier, 370 anciens employés ont une nouvelle fois contesté leur licenciement devant la cour d’appel de Rennes. Des indemnités ont pourtant été versées et l’eau a coulé sous les ponts depuis le dernier cochon tué, la dernière pièce de viande découpée, la dernière barquette empaquetée. Qu’importe : eux étaient surtout là afin « que soit reconnue la monstruosité d’un licenciement 2 ». Pour comprendre cette ténacité, il faut remonter le temps et tenter de saisir ce qui s’est joué pour ces travailleurs les mois ayant suivi leur départ.

C’est ce qu’a entrepris de faire le réalisateur Philippe Guilloux avec son film Les Illettrées. En 2018, plus de quatre ans après la fermeture, il est parti à la rencontre de sept anciennes et anciens salariés de Gad afin de retracer leur vie « d’après ». La perte de repères, les coups de bol, les galères et surtout le chômage auquel aucun ne pensait être confronté un jour. Verdict : qu’ils aient ou non rebondi, tous sont marqués au fer rouge par cette expérience. Parmi eux, Joëlle, Hassina et Fabienne.

La perte des liens

Face à la caméra de Philippe Guilloux, l’émotion d’Hassina Tamindjoute est palpable. Originaire des Ardennes, Hassina n’y trouve pas de boulot. Elle débarque alors en Bretagne. Rapidement embauchée comme intérimaire chez Gad, elle décroche en quelques semaines un CDI. Et restera dix-huit ans à l’abattoir. Son job ? Mettre en barquette la viande issue de l’animal préalablement tué et découpé par d’autres. « Ce n’était pas évident tous les jours, mais [...] j’ai trouvé des collègues avec qui je m’entendais super bien 3 », se souvient-elle. Hassina les appelle sa « deuxième famille ». Pour elle, l’annonce du licenciement a été une claque : il allait falloir quitter ceux qui étaient devenus les siens. « On se voit plus beaucoup maintenant », déplore-t-elle.

Quant à Fabienne Vourc’h, la fermeture de l’usine dans laquelle elle a passé dix-sept ans de sa vie a bouleversé toute son organisation familiale : elle travaillait avec son mari qu’elle avait rencontré chez Gad. Fabienne se souvient : « Mon premier jour, j’ai poussé les portes battantes : il y avait 150  personnes, mais je n’ai vu que lui. » Pour elle aussi, la fermeture du site signifiait bien plus que la perte d’un travail.

Rien d’étonnant, d’après Danièle Linhart, sociologue et autrice du livre Perte d’emploi, perte de soi 4 : « Les usines sont aussi des lieux de lien social où se tissent de vraies relations qui débordent parfois sur la vie privée. Le sentiment de constituer une famille est particulièrement présent quand le travail effectué est pénible. » Elle poursuit : « Quand on jette un æil extérieur, on se dit que travailler dans un abattoir, il y a mieux dans la vie. Au début, les ouvriers se disent la même chose, sauf qu’ils vont tâcher de trouver un sens à ce qu’ils font : il s’agit de construire quelque chose de positif à partir d’une réalité peu favorable. Pour y parvenir, on va alors s’entraider, créer une communauté, rigoler ensemble. Finalement ils sont fiers de ce qu’ils font et se sont donné tellement de mal pour cela que c’est horrible quand, à cause d’une décision prise par des dirigeants en quelques instants et d’une signature apposée en bas d’une feuille, leur sort bascule dans un déni de tout ce qu’ils ont vécu et créé ensemble. »

Une fois la fermeture de Gad actée, la mairie a mis la salle des fêtes du village à disposition des anciens salariés, afin qu’ils puissent se retrouver autour d’un café. Cette permanence, c’est Joëlle Crenn qui la tenait souvent. Pour elle, conserver les relations, après quasi deux décennies passées chez Gad, était essentiel.

Aujourd’hui, « les gadiens », comme ils s’appellent toujours, tentent de maintenir un semblant de communauté. Sur la page Facebook « Les Irréductibles de chez Gad », ornée du logo de l’entreprise, ils continuent d’annoncer les décès des anciens collègues entre deux offres d’emploi du coin.

L’infamie du chômage

Joëlle fait partie de ceux qui ont rebondi rapidement après leur licenciement : « Dans le temps, elle tenait un restaurant qu’elle avait dû vendre après le décès de son mari, raconte Philippe Guilloux. Au moment où elle a compris que Gad allait fermer, dans le village d’à côté, une vieille dame qui tenait le seul commerce du bled est morte. Joëlle est allée voir la mairie en proposant de reprendre le lieu et d’y monter un petit resto, avec un dépôt de pain, de quoi acheter le journal. » De son côté, Joëlle l’assure : « Ça m’a aidée d’avoir une activité auparavant. [...] Et puis je ne me voyais pas travailler dans une autre entreprise, avec le risque de licenciement. »

Hassina, comme beaucoup d’autres, est quant à elle passée par la case chômage. Un moment particulièrement mal vécu : « On n’est rien, on n’est pas reconnu par la société. Si, en tant que chômeur : les personnes qui ne font rien. » Pour les ouvriers de Gad, le chômage a été d’autant plus douloureux que beaucoup n’avaient jamais imaginé faire autre chose de leur vie. À l’abattoir, le CDI était la norme avec en sus ce fantasme partagé que l’usine ne fermerait jamais. À tel point que certaines banques estimaient que leurs clients travaillant chez Gad n’avaient pas besoin de contracter d’assurance chômage lorsqu’ils empruntaient pour l’achat d’une maison. « Pour les salariés d’entreprises comme Gad, le statut de chômeur correspond à un effondrement de l’image de soi et de sa légitimité dans la société, notamment parce qu’ils ne s’y attendaient pas, explique Danièle Linhart. Après avoir eu le sentiment de contribuer pendant des années à produire quelque chose d’essentiel, ici nourrir des gens, la perte d’emploi est extrêmement mal vécue. »

Un parcours semé d’embûches

Pour Hassina, la route a été longue avant de retrouver un semblant d’équilibre : « Jusqu’à un moment encore pas si lointain, le matin c’était très dur pour moi de me lever. » Avant de se lancer dans une formation de désosseur-pareur et d’y trouver son compte, elle a galéré : « On m’a proposé un contrat pro à Quimper [à 70 km de Lampaul-Guimiliau]. J’ai dit pourquoi pas. Je ne me suis pas rendu compte de la distance, le plus important était d’aller bosser. Mais j’ai été obligée d’arrêter : c’était un gouffre [financier]. J’ai eu des dettes. [...] La descente aux enfers a commencé... » En 2018, Hassina avait retrouvé un emploi mais perdu une chose essentielle : « Ma confiance en moi », dit-elle.

Hassina n’a pas été la seule à vivre un passage à vide. D’après Danièle Linhart, beaucoup d’ouvriers ayant vécu la fermeture de leur usine « se sentaient performants en tant que collectif de travail. Sauf que la recherche d’emploi est individuelle. Et, quand on se retrouve devant un recruteur et qu’on lui dit qu’on a, comme ici, travaillé vingt ans dans un abattoir, on est relativement mal perçu et l’on peine à faire passer ce sentiment de compétence, d’utilité ». Elle ajoute : « Alors que vous êtes cassé, on vous demande de montrer comment vous êtes capables de rebondir. C’est cynique. »

Gad à jamais

« On restera Gad jusqu’au bout de notre vie », assure Joëlle qui raconte que, dans son restaurant, « il n’y a pas un jour où l’on ne [lui] parle pas de Gad ». Même son de cloche du côté de Fabienne, aujourd’hui vendeuse, que certains clients alpaguent à coup de « Vous êtes mieux ici, hein  ? » Quant à Hassina, lorsqu’elle est partie bosser à Quimper, elle était plutôt contente de ne plus se résumer à une « ancienne de chez Gad » : « Je revivais ; [...] j’ai rencontré d’autres personnes, qui ne savaient pas ce que j’avais vécu. » Un détail qui compte, quand on sait que certains se sont entendu dire que leur marquage syndical allait les handicaper dans leur recherche d’emploi, ou qu’une conjointe demandant une augmentation devait déjà s’estimer heureuse d’avoir un travail quand son compagnon venait de perdre le sien.

Extrême droite ?

Les huit mois de conflit semblent aussi avoir façonné le rapport qu’entretient chacun à la politique. Ainsi, pour Hassina, ça a été un crève-cœur de voter Macron en 2017 : « J’avais pas le choix : c’était soit lui, soit Le Pen... » Quant à Fabienne, Philippe Guilloux l’a contactée en ne sachant pas à quoi s’attendre : elle aurait exprimé au journal Libération son intention de voter extrême droite. « Gauche ou droite, ce sont des nombrilistes qui ne pensent qu’à eux. On en a ras le bol, on veut du changement », citait le journal 5. Le réalisateur assure que Fabienne estime que sa parole aurait été déformée. Mais, « à l’abattoir, beaucoup de ses collègues ne cachaient plus leur choix du FN [RN] comme exutoire au désespoir et à l’exaspération », relatait encore Libération.

Là encore, rien d’étonnant pour Danièle Linhart : « Cela a été analysé : lorsque des usines dont le rôle est déterminant pour la vie sociale et économique du territoire ferment, on observe un basculement vers l’extrême droite. D’autant plus quand la mise en concurrence sur le marché européen a pesé dans la fermeture de l’entreprise. »

Chez Gad, d’autres se sont investis en politique comme l’ancien délégué syndical Olivier Le Bras. Pour certains « gadiens », le fait qu’il devienne élu au conseil régional de Bretagne a été difficile à avaler : « Des salariés qui avaient lutté avec lui ne comprenaient pas comment il pouvait s’investir ainsi après ce que les politiques leur avaient fait, résume Philippe Guilloux. Mais, pour Olivier, il s’agissait de faire valoir la voix des ouvriers au sein des lieux de pouvoir. Combien de députés peuvent dire : j’ai été ouvrier pendant dix-neuf ans  ? »

Un nouvel abattoir

Aujourd’hui, le rachat d’une partie du site de Lampaul-Guimiliau vient d’être officialisé : c’est la Cooperl, un groupe agroalimentaire, qui récupère le bébé. Un nouvel abattoir devrait être installé sur les « ruines » de l’ancien et déboucher, à terme, sur la création de 500 emplois. Sur la page Facebook des « Irréductibles de chez Gad », les débats au sujet de la reprise d’un outil de production que les salariés ont toujours cru viable vont bon train. Ainsi, d’une certaine Huguette qui semble bien compter sur une part du gâteau raflé par la Cooperl :

« J’ai dit à un de mes boss que j’allais postuler. Réponse :
— Ben Huguette, tu n’as pas tourné la page
  ? »

Tiphaine Guéret

Ce texte a été publié dans le dossier "Après l’usine" du numéro 199 de CQFD.


3 Les paroles des trois anciennes salariées sont tirées du film de Philippe Guilloux.

4 Érès, 2005.

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