Face aux internationales fascistes en Europe

« Il faut considérer l’extrême droite en dehors du cadre national »

Les élections européennes de juin ont montré une très inquiétante montée en puissance des partis d’extrême droite dans les pays fondateurs. Reste à savoir s’ils peuvent réellement peser au sein de l’Union européenne… et comment les combattre. Entretien.
Colloghan

On savait la situation peu réjouissante, nous accrochant toujours à l’idée que le pire n’est jamais certain. Mais le choc des élections européennesdu dimanche 9 juin a été plus dur que prévu. Et, alors que Macron joue localement avec la flamme dans un cynique calcul – « moi ou le RN » – l’extrême droite est montée en puissance dans les pays fondateurs de l’Europe1. On fait le point avec Nicolas Lebourg, chercheur en sciences sociales au Centre d’études politiques et sociales, à Montpellier, et spécialiste de l’extrême droite2.

Comment analyses-tu la stratégie de Macron depuis 2017 par rapport à l’extrême droite ?

« La stratégie du président de la République est de tenter de prendre le RN dans une double tenaille : d’une part, incarner le camp de la raison face aux “extrêmes”, faisant de lui le seul refuge politique. Cette stratégie pouvait s’appuyer sur l’idée qu’en France seuls les seniors votent massivement, et qu’ils sont réfractaires aux votes présentant des projets de “rupture”. Mais cette rationalité a fait long feu. D’autre part, tenter de déposséder l’extrême droite de ses thèmes (“immigration”, “autorité”, “insécurité”, “famille”). On a même vu une partie des macronistes défendre le thème de la préférence nationale. Ce dernier n’est pas qu’un projet discriminatoire : il est contraire à ce qu’on appelle en droit le “bloc de constitutionnalité3”. Considérer la préférence nationale comme un élément de débat, c’est perdre tout argument face au risque que pourrait représenter le RN.

Les stratégies de reprises de thèmes et termes de partis d’extrême droite par tous ont toujours échoué dans toute l’Europe depuis les années 1960. C’est même comme ça que François Duprat, numéro deux du Front national dans les années 1970, avait inventé le thème du rejet de l’immigration, pariant sur son succès et le fait qu’il soit repris par les autres partis, et sur l’idée que “l’électeur préfère toujours l’original à la copie” – une formule mille fois reprise par Jean-Marie Le Pen. La stratégie d’Emmanuel Macron ne pouvait guère nous amener que là où nous sommes. »

La France n’est pas un cas isolé. Quels sont actuellement les liens entre l’extrême droite française et européenne ?

« Si les positions des différents groupes s’étaient rapprochées depuis plusieurs mois, l’alliance des extrêmes droites n’est pas une évidence. Rien n’est plus informe que la structuration des nationalistes au Parlement européen qui, pour l’instant, n’a jamais cessé de varier, car chacun se positionne selon son intérêt et sa tactique du moment. L’eurogroupe du RN, Identité et Démocratie (ID), ne comprend pas Viktor Orban, qui considère que Marine Le Pen le diabolise. Les eurodéputés Reconquête ! ne vont pas non plus à l’ID mais à ECR4, l’eurogroupe de Giorgia Meloni, sauf Sarah Knafo. Seule restée fidèle à Eric Zemmour, elle pourrait participer au futur eurogroupe de l’AFD [Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite, ndlr], avec laquelle le RN ne veut plus siéger. Mais si le RN a la majorité ou pas loin aux élections législatives, ça change complètement la donne à l’échelle de l’équilibre européen des extrêmes droites. »

On voit les extrêmes droites abandonner une partie de leur programme à l’approche du pouvoir. Peuvent-elles vraiment peser au niveau de l’Union européenne ?

« Il y a une phrase de François Duprat à laquelle j’ai beaucoup pensé depuis la dissolution : “L’action politique est la tentative acharnée d’occuper sans cesse le maximum de terrain. Le reste n’est que littérature. Mauvaise de surcroît.” Quand on est un partenaire minoritaire, on s’adapte. Il y a dix ans, quand les extrêmes droites participaient au pouvoir, elles dealaient la part sociale de leur programme contre sa part identitaire. Elles assumaient de mener des politiques eurolibérales, mais en échange obtenaient des mesures sur ce qui est le plus important pour elles : l’immigration et la fierté nationale. Maintenant l’espace occupé n’est plus le même, elles vont pouvoir envisager de parler sérieusement de la gouvernance et des institutions, tant dans leurs sociétés nationales qu’à l’échelon européen. »

Dans ton dernier ouvrage, paru en 2019, tu parles d’internationales fascistes. Quelle est la situation aujourd’hui ?

« C’était un ouvrage sur le passage du nazisme au nationalisme blanc, en montrant comment ce dernier est un effet de la transnationalisation des extrêmes droites, elle-même provoquée par la globalisation5. Il faut considérer l’extrême droite hors du simple cadre national, cela me paraît essentiel. Une erreur classique des gens opposés à l’extrême droite, c’est de croire que c’est une simple idéologie idiote de types bornés au kilomètre carré où ils ont leurs bottes. Cette idéologie implique au contraire toujours une révision des relations internationales. Là, entre l’Ukraine et le Moyen-Orient, il ne serait pas irrationnel qu’elle ait un espace nouveau. Mon prochain livre avec Olivier Schmitt est sur l’axe Paris-Moscou6. On y montre que le côté pro-russe de Marine Le Pen, que les journalistes voient parfois comme une orientation nouvelle du parti, est en réalité inscrit dans son ADN depuis la révolution russe de 1917. »

Tu as participé au projet du syndicat Unsa Éducation publié à la mi-juin pour dénoncer les supercheries du programme du RN7. Peut-on vraiment combattre l’extrême droite sur le terrain des idées ?

« Quand tu dis que tu es humaniste, on te répond : “bisounours”. Le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, l’autoritarisme ont la hype, et pas qu’à l’extrême droite. Si on prend les enquêtes d’opinion à dix ans d’écart : à l’affirmation “il y a trop d’immigrés en France”, les réponses “oui” des sondés qui se classent à droite et très à droite sont globalement en baisse8. Mais chez les sondés très à gauche, elles ont augmenté de 26 points, et chez ceux à gauche de 14 points9. Alors oui le combat culturel est indispensable, fondamental : contre l’extrême droite, il faut réenchanter l’humanisme.

Je suis perpignanais : on a la plus grande municipalité RN et les quatre députés du département sont RN. Depuis trois ans on a monté un festival SOS Racisme sur les passés, présents et avenirs du monde méditerranéen. Cette année c’était durant trois semaines dans huit communes. Les militants locaux rêvent de voir un prochain été leur initiative reprise dans d’autres villes méditerranéennes. La polarisation, partout dans le monde, ne sert que les dynamiques autoritaires et altérophobes. Personne ne réussira à fonder une alternative désirable sans un humanisme de combat. On n’est pas sur une ligne de guéguerre avec le RN : on fait une autre proposition de représentation du monde, positive. C’est un travail patient, mais la phrase que j’ai citée de Duprat c’est la seule venant de lui avec laquelle je suis entièrement d’accord : il faut occuper le terrain. »

Propos recueillis par Jonas Schnyde

1 Principalement en Allemagne, en Belgique, en France, en Italie et aux Pays-Bas, l’extrême droite étant stagnante, voire en recul, dans le reste de l’Europe.

2 Lire le passionnant et dense blog Fragments sur les temps présents (tempspresents.com) ou l’émission mensuelle Extrêmorama, sur le site auposte.fr.

3 Ensemble des normes juridiques à valeur constitutionnelle et comprenant, outre la Constitution, notamment, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la Charte de l’environnement ou le Préambule de la Constitution de 1946.

4 Le groupe des Conservateurs et réformistes européens (ECR) regroupe des partis d’extrême droite au niveau de l’Assemblée parlementaire et du Parlement européen.

5 Les Nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Seuil, 2019.

6 Paris-Moscou, un siècle d’extrême droite, Seuil, juin 2024.

7 Plus d’infos sur leur site : unsa-sea.fr.

8 « De moins en moins de Français estiment que les immigrés sont trop nombreux », Centre d’observation de la société, 2023.

9 « “La Vraie Victoire du RN” : un électorat qui se consolide », Le Monde, 11/01/2023.

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CQFD n°232 (juillet-août 2024)

Dans ce n° 232, un méga dossier spécial « Flemme olympique : moins haut, moins vite, moins fort », dans l’esprit de la saison, réhabilite notre point de vue de grosse feignasse. Hors dossier, on s’intéresse au fascisme en Europe face à la vague brune, on découvre la division des supporters du FC Sankt Pauli autour du mouvement antideutsch, on fait un tour aux manifs contre l’A69 et on découvre les Hussardes noires, ces enseignantes engagées de la fin du XIXe, avant de lire son horoscope, mitonné par le professeur Xanax qui fait son grand retour !

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