Au-delà du « riot porn »
Hong Kong : « Une intelligence collective basée sur le partage des tâches »
Rappel des faits. Au printemps 2019, le gouvernement hong-kongais introduit un projet de loi autorisant l’extradition des personnes arrêtées vers la Chine. S’ensuit un mouvement d’une ampleur inédite dans cette ancienne colonie britannique, rétrocédée à Pékin en 1997 mais gardant un statut politique et légal distinct. Des millions de personnes prennent la rue. Entre grève générale et inventivité des pratiques, la contestation prend une ampleur inattendue, flirtant avec la guerre civile et suscitant une fascination certaine en nos contrées.
Mais si la presse occidentale est largement acquise à sa cause et si les images émeutières impressionnent, tout n’est pas rose dans le mouvement. Racisme anti-chinois et revendication identitaire sont l’autre face d’une insurrection bien peu sociale.
Pour essayer d’en savoir plus, on a discuté avec des militants internationalistes français partis là-bas début septembre.
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Pourquoi êtes-vous allés à Hong Kong ?
« On suivait la situation avec attention, mais quelque chose sonnait faux dans la manière dont était présenté ce mouvement par les grands médias. En résumé : la démocratie menacée à Hong Kong versus la tyrannie chinoise. On avait envie d’aller voir par nous-mêmes, sachant qu’on avait quelques contacts sur place. »
Où en est le mouvement lorsque vous débarquez ?
« On est arrivés peu après le 31 août, jour où il y a eu une attaque hyper violente par les forces spéciales dans le métro, avec trois disparus à la clef. Ensuite, on a assisté aux class boycotts, avec les étudiants refusant de retourner en cours et formant une énorme chaîne humaine. Autre moment spécial, le 13 septembre, date à laquelle les Hong-kongais célèbrent le Mid Autumn, une fête où des lanternes sont brûlées pour célébrer la pleine lune. Le mouvement se l’est réappropriée en accrochant aux lanternes des Post-it avec les cinq principales revendications : le retrait total du projet de loi, l’abandon des accusations “d’émeute”, la libération des personnes arrêtées, l’ouverture d’une enquête indépendante sur les crimes de la police et le suffrage universel. »
Quel est le fond idéologique du mouvement ?
« Ce n’est clairement pas un mouvement anticapitaliste. Les revendications ne sont pas sociales, elles ne portent pas sur le précariat ou le chômage. Les gens se battent d’abord contre l’emprise de l’impérialisme chinois sur leur vie, avec une colère tournée contre les bâtiments du gouvernement, les commerces tenus par des Chinois et les commissariats.
On ne peut pas plaquer nos grilles d’analyse sur ce mouvement, parce que le contexte est vraiment particulier. On s’est d’ailleurs posé la question : comment peut-on être anticapitaliste dans une ville qui est le symbole même du capitalisme ? Il existe évidemment des groupes anarchistes ou marxistes, mais ils sont marginaux. Malgré tout, le mouvement commence à peser lourdement sur l’économie : les manifestants bloquent tout, Hong Kong est en récession, il n’y a plus de tourisme.
Par ailleurs, on a constaté des pratiques généralisées d’horizontalité, avec ce mot d’ordre : “Pas de leader”. Mais cet anarchisme des pratiques s’accompagne de revendications presque réactionnaires, parce qu’il y a une nostalgie de la colonisation anglaise. La colère vient vraiment d’un sentiment identitaire : Hong Kong a une identité qui lui est propre et qui se construit avec le mouvement. Celle d’une métropole globale se revendiquant du respect des droits de humains et de la liberté d’expression, qui ne sont pas des mots creux là-bas. »
Qui compose ce mouvement ?
« Difficile de savoir si ce sont majoritairement des classes moyennes ou s’il y a aussi des prolétaires. Quand tu demandes qui est dans le mouvement, on te répond : “Tout le monde.” Par contre, le “jeune” est la figure du mouvement. Ce sont eux qui sont en première ligne. Et qui pâtissent de la situation économique au quotidien. Après avoir été l’atelier du monde avec le “Made in Hong Kong” dans les années 1960, le pays a loupé le coche des nouvelles technologies. Conséquence : les jeunes galèrent, restent chez leurs parents, multiplient les emplois précaires. Si ce n’est pas le moteur premier, ça contribue forcément à la rage qui se déchaîne. »
Cette rage semble aussi alimentée par la question des violences policières...
« Lorsqu’une personne a été pour la première fois éborgnée, il y a eu une vague d’indignation incroyable. En France, les manifestants hongkongais sont présentés comme de gentils démocrates luttant contre un État totalitaire, mais pour l’instant, cet État ne va pas aussi loin que la France en de nombreux points. Par exemple la loi pénalisant la dissimulation du visage y a été retoquée.
Ce constat reste malgré tout à nuancer. En septembre, le gouvernement hong-kongais a rouvert pendant quelques semaines un camp qui avait servi à parquer des immigrés pour y envoyer des manifestants arrêtés. Il y a eu là-bas des pratiques de torture et de viol. Il faut noter aussi qu’il y a beaucoup de rumeurs portant sur des morts et sur des disparus, dont on ne sait pas à quel point elles sont crédibles. Mais c’est représentatif : à Hong Kong, les gens savent qu’ils sont sur une ligne de crête avec une vraie dictature.
Il faut dire aussi que le massacre de Tian’anmen est encore dans tous les esprits. Surtout lorsque l’armée chinoise se déploie à la frontière et organise un immense défilé militaire de l’histoire à l’occasion de la fête nationale des 70 ans du Parti communiste chinois. C’est une façon de mettre la pression et de marquer les esprits. »
En retour, il semble y avoir une forme de racisme anti-chinois très présent.
« Ce sentiment anti-chinois nous a parfois mis très mal à l’aise. En fin de manif, on a vu des personnes se faire tabasser et on ne savait pas si la personne était un flic infiltré, un faux journaliste ou un Chinois. En parallèle, tu vois aussi des groupes pro-Chinois, sans savoir s’ils sont envoyés par la Chine. En tout cas, ils viennent tabasser ou planter des manifestants. »
Côté positif, on a l’impression vu d’ici que les manifestants ont su mobiliser des techniques inattendues...
« Sur de nombreux points, il y a un niveau de concertation assez impressionnant. Lors de la récente occupation du bâtiment de Polytechnique, les insurgés avaient prévu des cellules psychologiques pour prendre soin des personnes choquées par la violence, avec aussi des commissions bouffe ou fabrication de cocktails Molotov. Dans le même temps, il y avait des gens s’occupant de faire le lien avec l’extérieur, d’autres qui retransmettaient des vidéos, etc. Cette intelligence collective est liée au partage des tâches.
Et puis il y a tout un tas de trouvailles. La manière dont ils éteignent les lacrymos grâce à des bassines d’eau disséminées sur le trajet des manifestations est impressionnante d’efficacité. Il y a aussi l’usage massif des lasers pour aveugler la police, ou les barricades horizontales : les gens collent des pavés à la verticale au sol, ce qui ralentit la progression des véhicules de police.
Par ailleurs, il y a une effervescence collective enthousiasmante. Les manifs mobilisent des centaines de milliers de personnes, dont beaucoup munies de masques et de parapluies. En Occident, les pratiques en manif manquent de renouvellement. À cet égard, la tactique du “Be Water” développée dans ces manifestations apparaît véritablement inspirante. C’est un vrai mot d’ordre, très suivi, basé sur le fait que l’eau peut à la fois se glisser dans les trous et fracasser des maisons. Pour eux, il faut pouvoir se décaler par moments. La stratégie est simple : perturber et disparaître. »
En visionnant les images qui arrivent de Hong Kong, on a l’impression que les tactiques sont à la fois hyper high-tech et très médiévales...
« Ils font surtout avec les éléments qu’ils ont autour d’eux. Et ils mobilisent nombre de petites trouvailles pour échapper à la surveillance. Défoncer les caméras, par exemple. Ou bien distribuer du papier aluminium pour recouvrir les cartes à puces de cartes de crédit ou de métro et éviter d’être tracé dans les manifestations. Par ailleurs, les masques noirs antipollution sont très efficaces pour se dissimuler le visage et les parapluies permettent de se cacher des caméras et des drones.
Le fait de vivre dans une des métropoles les plus capitalistes, à la pointe en termes de sécurité et de surveillance, n’a pas empêché les gens d’être offensifs, bricoleurs, astucieux. Si ce mouvement nous gêne en partie par son côté identitaire et peu social, il vient déplacer bien des analyses et des certitudes sur ce qu’il est possible de faire dans ce genre de contexte. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°182 (décembre 2019)
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Paru dans CQFD n°182 (décembre 2019)
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Mis en ligne le 11.12.2019
Dans CQFD n°182 (décembre 2019)
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