Retour sur... Claude Sinké, le (hal)ouf de Bayonne

Les pousse-au-crime de la côte basque

Le 28 octobre, Claude Sinké, 84 ans, a tiré sur deux fidèles de la mosquée de Bayonne, blessant les deux septuagénaires, après avoir tenté de mettre le feu à l’édifice religieux. Le parquet antiterroriste n’a pas été saisi, mais le profil du tireur laisse peu de doutes sur ses motivations politiques : fan de Zemmour, il était candidat du Front national aux départementales landaises en 2015. Dans la région comme ailleurs, cela fait des années que certains soufflent sur les braises.
Par Etienne Savoye

La côte basque, loin des clichés touristiques, a toujours été un carrefour et un lieu de brassage. À Bayonne, une importante communauté juive, chassée par l’Inquisition espagnole, a dès la fin du Moyen Âge fondé le quartier Saint-Esprit. Les activités du port et les grands établissements industriels (Turbomeca, Dassault Aviation...) y ont quelques siècles plus tard attiré une population immigrée. Résultat : on recensait récemment 35 langues parlées parmi les enfants scolarisés dans les quartiers du nord de la ville.

L’absence de tensions dites « communautaires » s’explique ici en partie par un taux de chômage plus bas que la moyenne nationale. Près de la gare, autour de la grande synagogue, on trouve de nombreuses boutiques tenues par des musulmans : « Chacun fait sa vie. Il n’y a jamais de problème de cohabitation », témoigne Georges Dalmeyda, une figure de la communauté juive locale. Fin 2018, le maire de centre-droit Jean-René Etchegaray et des collectifs bénévoles ont mis en place un hébergement d’urgence de 150 lits pour faire face à l’afflux de migrants transitant par la frontière espagnole – en dépit des pressions du préfet des Pyrénées-Atlantiques.

Lundi 28 octobre, cette cohabitation sereine a paru voler en éclats. Arrêté peu après l’attentat devant sa maison, à quelques kilomètres de la mosquée de Bayonne, Claude Sinké a reconnu les faits. L’octogénaire a ensuite été mis en examen et écroué pour « tentatives d’assassinat, dégradation et destruction aggravées, violences avec arme ». « Pour beaucoup, c’est incompréhensible. On ne s’y attendait pas, soupire Aghiles Ouerdani, trentenaire musulman né en Kabylie. On voit comment à force de banaliser un discours de haine, même ici cela fait des ravages. »

Propos « incohérents » et « délirants »

Même si le parquet antiterroriste n’a pas été saisi, les motivations politiques de Sinké ne sont pas un mystère. Il aurait voulu « venger l’incendie de Notre-Dame », faisant siennes les théories complotistes selon lesquelles des islamistes en seraient à l’origine. En mai, Jean-Marie Le Pen avait affirmé que « cette année, deux des grandes églises de Paris ont été l’objet d’incendies dont je pense très sérieusement qu’ils étaient criminels »...

Face à cet attentat islamophobe commis par l’un des siens, Marine Le Pen est apparue bien embarrassée. Au Rassemblement national, chacun a tenté de minimiser, notamment le député du Nord Sébastien Chenu, pour qui le tireur avait une maladie et tenait des propos « incohérents » et « délirants ». Ceci n’avait pourtant pas dissuadé les cadres du FN de le désigner comme candidat en 2015 dans le canton de Seignanx, où il avait obtenu 17,45 % des voix. Les positions de Claude Sinké, admirateur revendiqué du polémiste Éric Zemmour, ne se distinguent pas de celles du secrétaire départemental du RN dans les Pyrénées-Atlantiques, Jean-Michel Iratchet, qui scandait sur Twitter le 23 octobre : « Zemmour, c’est la machine à trier les “abrutis du système”. Vive Zemmour ! » Même après l’attentat de la mosquée, Iratchet a continué à brandir la menace du « grand remplacement » et s’est félicité du « magnifique succès de Vox aux élections espagnoles ».

« Pas de mosquée au pays du jambon »

À Bayonne, le parti lepéniste progresse, mais reste encore en dessous de sa moyenne nationale (15,67 % contre 23,31 % aux dernières européennes). En 2012, la création d’un groupe local du Bloc identitaire a été empêchée grâce à l’intervention virulente de militants antifascistes. « Ici, le mouvement basque, au sens large, a capté une jeunesse désireuse d’action et de radicalité », analyse Txetx, figure de la gauche altermondialiste basque, qui explique la faiblesse relative du vote FN / RN par la permanence de liens sociaux forts et d’activités ritualisées, qui se manifestent par les comités des fêtes des villages, les marchés, la vie de quartier, le rugby…

Depuis quelques années cependant, la côte basque est en plein bouleversement. Avec l’installation de retraités aisés, le prix des loyers et du foncier a explosé. Aux dernières européennes, ce sont d’ailleurs ces communes périurbaines, au mode de vie pavillonnaire, qui ont accordé le plus de suffrages au RN : Mouguerre (18 %), Urt (19 %) et... Saint-Martin-de-Seignanx (17 %), où s’était installé Claude Sinké à sa retraite.

Une mosquée à Bayonne ? Dès les années 2000, l’extrême droite locale avait fait de la construction d’un lieu de prière musulman l’objet d’un débat féroce. « Au pays du jambon de Bayonne, on n’est pas d’accord pour ne plus manger du porc et être puni si on le fait », déclarait alors Louis-Pierre Clementi, président du « Comité de défense des paysages français » et secrétaire départemental FN des Landes, visiblement paniqué par l’avenir d’une filière qui a pourtant doublé son chiffre d’affaires en quinze ans. Les militants du comité étaient même allés jusqu’à saisir la Cour européenne des droits de l’homme. En vain.

En janvier 2015, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, des messages « Sales Arabes » et « Assassins » ont été tagués sur les murs de la mosquée. Une autre fois, c’est une tête de cochon qui a été déposée devant le portail du lieu de culte. « Au début, on a pensé à des gamins stupides, se souvient Aghiles Ouerdani, qui alors était loin d’imaginer que les choses prendraient cette tournure. Désormais, nous sommes forcés de repenser tout cela, et l’attentat, comme la conséquence de la campagne hostile du Front national. »

Banalisation à tous les étages

« Jusqu’à quand va-t-on subir ça ? », a réagi le lendemain de l’attaque Abdellatif Boutaty, ancienne figure du club de rugby L’Aviron bayonnais et nouveau président de l’Association culturelle des musulmans de la Côte basque : « Il faut arrêter les amalgames. Le débat autour du voile a viré à l’hystérie, poussé dans cette voie par les politiciens et certains journalistes. »

Les pousse-au-crime ne sont pas uniquement le Rassemblement national, la fachosphère, Zemmour et les chaînes d’info : des cadres politiques locaux tiennent leur part de responsabilité. S’ils ont unanimement condamné l’acte, beaucoup se contentent d’évoquer des « coups de feu » ou une « fusillade ». Excès de prudence ou manière de minorer le drame... après avoir empoisonné le débat public. Dans le sillage du pouvoir macronien, qui avait choisi à la rentrée d’imposer un « débat » sur l’immigration, le sénateur Les Républicains Max Brisson, élu à Biarritz, s’était proposé pour être le rapporteur du texte sur le voile pendant les sorties scolaires. Et le député Modem des Pyrénées-Atlantiques, Vincent Bru, dans une tribune au Journal du dimanche, n’a pas hésité pas à reprendre un refrain connu : « Trop longtemps, nous n’avons pas eu le courage de regarder en face la question des migrations. »

Les médias locaux ne sont pas en reste pour normaliser le discours lepéniste. Pour exemple, la liste Europe Écologie-Les Verts est régulièrement écartée au profit du RN lors des débats électoraux organisés localement par France 3, France Bleu Pays basque et le quotidien Sud Ouest. Et ce alors qu’ici les écologistes ont toujours dépassé l’extrême droite dans les urnes. Au lendemain de l’attaque de Bayonne, La Semaine du Pays basque, un hebdomadaire aux accents gaullistes, offrait encore un complaisant entretien au frontiste Jean-Michel Iratchet. Et bien sûr, pas la moindre allusion à sa page Twitter, qui relaye pourtant des comptes dont le caractère raciste et suprémaciste blanc, la fibre monarchiste et l’attachement au régime de Vichy sont flagrants.

On attendra en vain un sursaut de ce côté-là. Le « banal » fait divers de Bayonne s’inscrit hélas dans une banalisation générale des discours de haine, les rendant progressivement acceptables dans l’opinion publique. Au risque de tuer banalement une prochaine fois…

Jean-Sébastien Mora
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