En virée chez l’oncle Sam

Gaza-New York, New York-Gaza

En vadrouille aux États‑Unis, Charles Reeve nous livre un instantané de ses pérégrinations et réflexions. Ici, les mobilisations locales contre la guerre dans les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas en Israël.
Une illustration de Gautier Ducatez

New York, octobre 2023. Quelques petites librairies attrayantes ouvrent dans la grande métropole. Nous venons de quitter Lofty Pigeon Books, à Brooklyn. À quelques pas de là, dans un quartier situé au sud de Prospect Park, c’est la fête dans la rue. Il fait beau et il y a foule. Une semaine s’est écoulée depuis l’attaque de la branche armée du Hamas en Israël.

Au détour d’un carrefour, nous sommes saisis de stupeur quand devant nous se dresse une figure en carton représentant un soldat de l’armée israélienne, grandeur nature. Deux personnes, sourire avenant, interpellent les passants sur le nécessaire soutien à Israël. Sur le trottoir en face, un groupe de jeunes diffuse les publications des Socialistes démocrates d’Amérique (DSA), qui s’opposent à la guerre ; juste avant, un stand de soutien aux migrants d’Amérique latine propose une pétition pour la destruction du mur de la honte entre le Mexique et les États-Unis. Un groupe colombien joue à fond la caisse des morceaux entraînants de cumbia – couvrant les propos des propagandistes de l’armée israélienne – et attire une petite foule de danseurs. Vingt mètres plus loin, des juifs opposés à la guerre distribuent des tracts.

Le stand guerrier est évité par les flâneurs, en majorité des familles avec des enfants et de nombreuses femmes musulmanes portant le foulard. C’est un quartier melting-pot, avec des juifs hassidiques, des Latinos, des Pakistanais et des Afghans. Le métro le plus proche se trouve au milieu du quartier dénommé Little Bangladesh ; une zone de maisons cossues complète le paysage. Après la stupeur, l’agacement nous gagne. Mais, réflexion faite, l’indifférence manifeste de la majorité des passants semble l’attitude la plus intelligente et digne à avoir. Transformer le soldat en carton en soldat invisible, même si on sait que la barbarie se déchaîne, et tenter d’en savoir plus sur les réactions locales aux bombardements massifs sur la bande de Gaza.

Des voix juives pour la paix

La côte Est des États-Unis abrite une importante communauté juive opposée à la guerre qui a mené les premières actions de contestation : occupation d’une partie du Congrès à Washington et de la statue de la Liberté à New York et, surtout, le blocage par des milliers de personnes de Grand Central, la deuxième grande gare new-yorkaise, à Manhattan – action qui a débouché sur des centaines d’arrestations. D’autres actions directes ont lieu dans d’autres métropoles du pays, notamment organisées par des groupes comme Jewish Voices for Peace [Voix juives pour la paix] et ifNotNow [Si ce n’est pas maintenant].

Reste qu’en allant à l’encontre du discours officiel, les juifs opposés à la politique de l’État d’Israël s’exposent à des difficultés

Reste qu’en allant à l’encontre du discours officiel, les juifs opposés à la politique de l’État d’Israël s’exposent à des difficultés. Le sujet secoue le pays et, que ce soit dans le milieu journalistique, artistique ou académique, mène à une guerre d’opinions faite de pressions, d’intimidations et de dénonciations publiques. Et les exemples sont légion. La fille d’une amie, active dans le boycott de produits israéliens, s’est vue à ce titre refuser un poste de prof pour lequel elle était qualifiée. Une fonctionnaire du grand syndicat des enseignants de New York, très lié au Parti démocrate, s’est fait licencier après avoir signé un texte demandant le cessez-le-feu. Ceci, malgré les véhémentes protestations de la tendance de gauche du syndicat, au sein de laquelle milite une jeune amie. Le rédacteur en chef de la revue d’art contemporain de référence Artforum, a été licencié après avoir signé une lettre ouverte de la communauté artistique en soutien à la Palestine et critique des institutions culturelles. Des patrons de Wall Street sont allés jusqu’à demander à l’université de Harvard de leur transmettre les noms des étudiants ayant signé un texte critiquant Israël pour éviter de les embaucher à l’avenir1. Un ami historien, heureux retraité, spécialiste de l’organisation juive révolutionnaire du Bund2, m’expliquait : « Si tu critiques Israël, ou si tu es en désaccord ou en opposition avec Israël, tu es classé comme antisémite. Quelle extraordinaire ironie, des juifs qui bannissent des juifs parce qu’ils protestent contre l’État juif ! »

Une nouvelle guerre étasunienne

L’onde de choc du conflit semble se propager dans tout le pays et fait apparaître cette guerre pour ce qu’elle est : une nouvelle guerre étasunienne. L’administration Biden a dès le départ tenu à lier la guerre en Palestine à la guerre en Ukraine : des « menaces différentes » mais des guerres à mener pour « la sécurité nationale de l’Amérique »3 et pour que le pouvoir américain reste « un phare pour le monde4 ». Un discours qui est aussi à usage interne : l’opposition républicaine est en effet de plus en plus opposée à l’aide au gouvernement ukrainien, qui a dépassé les 113 milliards de dollars (dont plus de la moitié en aide militaire directe).

Les intérêts capitalistes ne sont jamais loin et Biden voit aussi dans cette guerre, dans la traduction officielle, « un investissement intelligent qui portera ses fruits pour la sécurité des États-Unis pendant des générations.  » Le discours original est plus franc du collier et évoque des «  dividendes  » : les armes envoyées à Israël5 proviennent en effet de stocks existants et les crédits alloués par le Congrès servent à regarnir ces stocks par des entreprises étasuniennes. « Les travailleurs américains patriotes construisent l’arsenal de la démocratie et servent la cause de la liberté6 », ajoute Biden. La guerre comme investissement capitaliste, il fallait oser le dire, et ils le disent !

Et les États-Unis sont sur place pour conseiller, orienter les négociations et défendre leurs intérêts. La CIA s’implique ainsi dans la libération des otages aux côtés du Mossad, les États-Unis posent leur veto au vote d’une résolution appelant à un cessez-le-feu humanitaire lors du Conseil de sécurité des Nations unies du 8 décembre, et deux porte-avions de l’armée – et leurs sous-marins d’escorte – sont stationnés en Méditerranée « au cas où ».

Vue depuis les États-Unis, la guerre se mélange à d’autres enjeux politiques locaux, en particulier l’immigration. Le Parti républicain, désormais dominé par un Trump qui a captivé sa base, s’oppose à la poursuite de l’aide à l’Ukraine car il veut allouer ces sommes à « la vraie défense de l’Amérique » : « la guerre contre l’immigration » et « la sécurité de la frontière sud ». Les mêmes Républicains qui s’élèvent pour s’opposer à ce que des Palestiniens ayant échappé au massacre puissent trouver refuge aux États-Unis.

Par Charles Reeve

2 Parti socialiste juif d’Europe de l’Est fondé en 1897, partisan de la lutte de classes « sur place », donc en opposition au sionisme qui entend résoudre les problèmes des juifs par l’émigration et la formation d’un État juif.

5 Armes fournies à flux tendu, et sans lesquelles Israël serait dans l’incapacité de bombarder Gaza. Voir l’article « Israël contre le Hamas, un carnage y compris pour les otages ? », site Ne pas subir (16/12/2023)

6 Cette citation et la précédente figurent dans l’allocution indiquée dans la note 3.

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CQFD n°226 (janvier 2024)

Dans ce numéro de janvier, on essaie de ne pas se laisser asphyxier par l’info. Au programme, on décortique l’antisémitisme à gauche et on tend l’oreille vers la réception de la guerre en Palestine aux Etats-Unis. On fait le point sur le mal-logement qui grimpe, mais on parle aussi des luttes locales pour reconquérir l’urbanisme et nos villes et on se balade au Salon des minéraux, un exemplaire de Barge dans la poche.

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