Fredo, l’prolo d’Saint-Naz’

CE MOIS-CI ENCORE, je ne suis pas trop à l’usine car j’utilise mes derniers congés payés de l’année dans divers coins de France, invité à présenter mes livres et autres. Je reviens juste d’une véritable tournée en Bretagne qui m’a conduit à Rennes, Nantes et Saint-Nazaire… À Saint-Nazaire, Fredo, Yann et Michel m’ont donné rendez-vous devant la base sous-marine, une verrue de béton noirci datant de la guerre qui fait office de lieu touristique aujourd’hui. C’est de Fredo qu’il sera surtout question dans ces lignes. Il a les cheveux blancs et l’air assez costaud d’un mec qui a bossé sur les docks. À cinquante-huit ans, il est en préretraite depuis bientôt sept ans. Lui et ses acolytes tiennent à me faire découvrir le patrimoine ouvrier local, avant mon intervention de ce soir. Chaque lieu est prétexte à une évocation d’un moment de lutte ouvrière. « Là, les dockers ont attaché le patron dans une brouette pour l’emmener à la mairie. Ici, on peut encore voir des traces de pneus brûlés, reste de la dernière grève sur la casse du statut des dockers. Lorsque la CGT appelle à une manif à huit heures, on sait qu’il ne se passera rien, quand c’est à quatorze heures, après l’apéro et le reste, là on sait qu’il y aura de la bagarre. » On passe devant les chantiers navals, les docks, l’usine Airbus, la raffinerie Total, le pont de Saint-Nazaire… Mais on voit bien que, si l’activité est encore très importante, il y a bien moins de monde pour faire tourner les machines. Ensuite, Fredo m’invite chez lui, une maison dans une cité ouvrière propriété du port. Il sait qu’il pourra y rester tout le reste de sa vie,même maintenant qu’il est à la retraite. Dans le jardin, outre un peu de bazar, comme chez tous les prolos qui bricolent, trônent un tas de sel amené là par un cousin paludier près de Guérande.

Fredo et moi parlons musique. Il aimait les Cramps et j’évoque The Kills alors qu’il met un disque des Ramones sur la platine. Il n’est pas chien pour m’offrir un verre de vin, même s’il ne boit plus que de l’eau : « Quand je bossais j’ai tellement bu que j’ai pris de l’avance pour tout le temps qu’il me reste à vivre. » Fredo a la gouaille et le parler des prolos, mais il est conscient et analyse bien la situation : « Quand t’étais enfant de prolos à Saint-Naz, il n’y avait pas trente-six solutions : soit tu bossais aux chantiers, soit t’étais docker, soit tu entrais à Sud-Aviation. Moi, je suis rentré comme ajusteur aux chantiers navals. » En1968, il a tout juste dix-huit ans lorsque éclatent les événements du mois de mai. Fredo quitte son port pour aller à Paris, accompagné de Michel. Ils participent à l’occupation de la Sorbonne. C’est peut-être de là que vient leur engagement qui entraînera plus tard la création du Front Libertaire sur Saint-Nazaire, groupe affinitaire anar sans lien avec les anarchistes organisés. En 1985, il y a des chamboulements dans la vie de Fredo et celuici décide de quitter les chantiers pour atterrir sur les docks. Ce n’est pas que ça lui plaise trop, mais on n’y gagne pas trop mal sa vie, même quand on essaie de ne pas faire trop d’heures. Malgré le fait qu’il travaille dans un milieu trusté par le PC et la CGT, il ne supporte pas les communistes : « Ils ont été achetés sous De Gaulle. Il a donné des bons statuts aux dockers et aux ouvriers du livre, pour avoir la paix sociale. » À cinquante et un ans, Fredo bénéficie des mesures « amiante » et se retrouve en préretraite. « Ça tombait bien, je ne supportais plus mon boulot. »

Ensuite, il me raconte les trucs que les collègues et lui faisaient pour tenir au turbin : les vols évidemment. Il y avait celui qui se faisait comme une mission de voler quelque chose tous les jours ; il y avait cet autre qui remplissait son garage de bouteilles de Porto piquées sur les bateaux ; il y a le fait que tous les dockers ont du matériel de bricolage de marque Facom (tant qu’à faire), et que ce n’était pas pour rien que presque tous les ouvriers du port se déplaçaient en fourgonnette… « Voler, c’est normal chez un ouvrier, c’est comme récupérer son dû.  » Mais maintenant, la direction du port a installé de hautes grilles et c’est de plus en plus difficile de piquer. Il me parle aussi de ceux qui se coupaient un doigt pour ne plus travailler et vivre d’une pension d’invalidité.

Fredo est intarissable. Maintenant qu’il est à la retraite, il prend sa vie à son rythme. Il voyage, aide sa famille agricultrice, lorsqu’il y a besoin de bras, ou milite. Pour ce Premier Mai, avec ses camarades, il distribuait à qui le voulait bien Le Droit à la paresse de Paul Lafargue dans les rues de sa ville.

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Paru dans CQFD n°56 (mai 2008)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 09.06.2008